Le Journal de Millau à l’origine d’une improbable rencontre

14 mai 2020; le Journal de Millau publiait un article intitulé «chronique d’un confinement de 1939 à 1945». Cet article parvint à la connaissance de deux professeurs de l’Université de Birmingham en Angleterre. En vérité, il n’y a pas de hasard: les deux professeurs ont des attaches anciennes et personnelles avec notre région. Patricia et Yves Milhavy se sont rencontrés lorsqu’ils étaient jeunes étudiants à la faculté des Lettres de Montpellier. La famille d’Yves Milhavy a des origines millavoises et nord-aveyronnaises. Aujourd’hui à la retraite à Birmingham, ils continuent de donner des cours de français à des élèves adultes ou retraités qui aiment la France, notre langue, notre culture et notre histoire locale. L’article du Journal de Millau (dont nous ignorons comment il leur est parvenu) a aiguisé leur curiosité. Ils ont souhaité connaître leur auteur et c’est ainsi que Patricia Milhavy a demandé à Alexis Baldous (dont l’épouse Madeleine a été professeur d’anglais) s’il accepрterait qu’elle utilise certains articles de son blog pour ses étudiants; Ce fut le début d’échanges qui ont conduit à cette rencontre improbable mais tellement sympathique. Elle a eu lieu le vendredi 5 août à Mostuéjouls où Patricia et Yves avaient séjourné il y a plusieurs années. Nos racines sont profondes; elles donnent parfois naissance à des rhizomes qui franchissent le temps et l’espace. Nos écrits eux-mêmes n’ont pas de frontière. Rien ne les arrête même pas le Brexit…
ALEXIS BALDOUS
Souvenirs d’Outre-Manche
Par un curieux hasard dont le Journal de Millau ci-dessus apporte l’explication, ma pensée et mes souvenirs s’envolent ces derniers temps vers l’Angleterre. Hormis un article sur le voyage à Falmouth organisé avec mon Service, je constate que je n’ai rien écrit dans mon blog sur l’Angleterre, un pays qui a été si riche en précieuses rencontres et qui a tenu tant de place dans notre vie.
Dois-je l’avouer, mon premier contact avec l’Angleterre a été pour moi une catastrophe. Après mon Bac – et pourquoi pas avant ? – mes parents ont eu l’idée de m’y envoyer avec ma sœur faire un séjour linguistique. Agréable traversée en bateau de Dieppe à Newhaven et séjour d’un mois dans un magnifique cottage appelé « Burwash Place » où règnaient en majesté Mr et Mrs Pope, des hôtes absolument charmants. Malheureusement j’ai réalisé tout de suite que je ne savais pas aligner deux mots d’anglais. J’avais appris cette langue pendant toutes mes études secondaires à travers des thèmes et des versions, comme une langue morte, comme le latin en fait, et dans cette splendide demeure qui grouillait de garçons et de filles qui venaient des quatre coins du Commonwealth et qui parlaient anglais à la perfection, au point que je me demandais d’ailleurs ce qu’ils venaient faire là, je restais muet comme une carpe. Je ne comprenais rien et je ne savais rien dire au grand désespoir de mes hôtes. Ce fut un supplice pour eux et pour moi. Il n’y eut pas heureusement que de mauvais côtés. Il y eut la découverte de Londres, de ses monuments, de ses musées, le souvenir d’un fabuleux meeting aérien à Farnborough et le charme d’une vie à l’anglaise, dans cette magnifique demeure et dans l’agréable campagne du Sussex. Mais hélas, cela n’a pas réussi à compenser pour moi un certain sentiment de frustration et de déconvenue.
Heureusement Madeleine allait y remédier – en partie – quelques années plus tard. L’Angleterre n’avait pas dit son dernier mot. Elle est entrée dans ma vie par la grande porte.
Après une année de Lettres Sup à Brest, Madeleine venait d’entamer à la Faculté des Lettres de Rennes ses certificats de Licence d’anglais. Grâce à un ami commun, André Jézéquel – pour elle un ami d’enfance, pour moi un ami de fac – nous nous sommes rencontrés pour la première fois au « Hoche ». C’était un bar d’étudiants qui diffusait en boucle les concertos pour piano de Tchaïkovski et de Rachmaninov. Cela en dit long sur le climat et le goût des étudiants de l’époque. Madeleine avait 20 ans, j’en avais 22. Il y a de cela près de 70 ans et sauf l’intermède de la guerre d’Algérie, nous ne nous sommes jamais quittés depuis. Comment cela est-il possible se demandent les jeunes couples d’aujourd’hui ?
Après sa Licence Madeleine est entrée tout de suite dans l’enseignement, d’abord au Vieux Cours à Rennes puis à Sainte Anne à Brest, enfin à Douarnenez où elle a pu donner toute la mesure de ses qualités d’enseignante. En dehors de ses cours, des initiatives nouvelles pour l’époque ont connu auprès des élèves un grand succès : le jumelage de son Collège avec le Lycée de jeunes filles de Truro, puis de Bath, le recrutement d’assistantes et d’assistants en anglais (Hélène, Sarah, Sally, Catherine, Derek, Jonathan et quelques autres) et enfin des échanges scolaires avec l’Angleterre. Cela paraît tout simple à écrire aujourd’hui mais que d’obstacles à franchir voire d’oppositions sournoises. L’important pour elle était de faire de l’anglais une langue vivante et une langue parlée, utile le jour du Bac et dans la vie. C’est tellement évident aujourd’hui. Ce fut le début de rencontres qui ont été pour certaines le prélude à des amitiés de toute une vie.
Dans l’ordre chronologique, c’est avec le Lycée de jeunes filles de Truro en Cornouaille que s’établirent les premiers contacts avec l’Angleterre. La responsable du Département de français en était Miss Martin. C’était une personne d’autorité qui faisait preuve dans son travail d’intelligence et de fermeté. Elle était célibataire, dévouée à ses élèves, à ses fonctions et à sa vieille maman malvoyante. Avec diplomatie, elle sut établir de bonnes relations avec les religieuses du Collège. Pour celles-ci, l’Angleterre venait perturber leur petite vie tranquille. Miss Martin en prit vite conscience. En y ajoutant un zeste de piété, feinte ou sincère, elle réussit à gagner leur estime et leur confiance. Il fallait les voir lui parler en sautillant comme si elle était une des leurs. Ce climat rendit les choses plus faciles pour Madeleine et sa collaboration avec Miss Martin s’établit dans une ambiance tout à fait cordiale.
Que dire encore de cette lointaine époque ? Les couples partagent ensemble, profondément, beaucoup de choses. Souvent leur profession les éloigne. J’étais Médecin et Madeleine professeur d’Anglais, mais malgré ces chemins différents, nous sommes restés unis. Madeleine m’a beaucoup accompagné. Les rendez-vous au téléphone, les appels de nuit et sa façon d’attendre mon retour, son souci de garder contact avec les familles des malades, mes horaires décalés, et tant de détails que j’oublie mais qui facilitaient ma vie épuisante. De mon côté, je suivais sa vie d’enseignante. Malgré sa charge de mère de quatre enfants, je la savais très professionnelle, très inventive, très soucieuse de transmettre. Je l’ai dit, les échanges scolaires avec l’Angleterre, les Assistantes anglaises qui trouvaient chez nous un accueil autant que de besoin. Bien sûr je n’ai jamais assisté à ses cours. J’aurais aimé … mais j’en ai eu des échos par ses anciennes élèves et surtout par nos filles qui l’ont eu comme professeur. Elles sont devenues elles-mêmes toutes les trois professeurs d’Anglais et d’Espagnol et me disent avoir été très marquées par la façon d’enseigner de leur Maman.
Tout cela est loin mais tellement présent. Une anecdote encore. Je me souviens de l’angoisse de Madeleine à la veille de partir en Angleterre la première fois avec ses élèves. Je ne suis pas certain qu’elle avait une idée précise du type de bateau avec lequel elle allait traverser la Manche. Aussi lorsqu’elle vit le Penn Ar Bed elle crut voir le « Normandie » ou le « France ». Elle me téléphona pour me faire part de cette bonne surprise et de son soulagement. C’est un détail mais c’était notre vie.
God Save The Queen

Ce 8 septembre 2022 la Reine Elizabeth s’est éteinte à Balmoral. Nous venons de l’apprendre à la télévision. Madeleine est à côté de moi, incroyablement attentive. Elle écoute. Les photos de la Reine défilent. Madeleine les suit. Ses yeux vont de gauche à droite. Elle me serre les doigts très fort. Elle semble comprendre que quelque chose vient de se passer. J’en suis très troublé. Madeleine avait une grande estime, une sorte de vénération pour la Reine Élizabeth, de 10 ans son aînée. En 70 ans de règne, la Reine n’a peut-être pas tout réussi mais fidèle à son serment, elle aura accompli sa tâche jusqu’à son dernier jour. On ne pourra jamais oublier la frêle silhouette de cette vieille dame de 96 ans, accueillant debout à l’avant-veille de sa mort sa Première Ministre et lui tendant avec le sourire une main bleuie par les ecchymoses des cathéters. Madeleine aurait eu de la peine. A-t-elle ressenti quelque chose ce soir ? Je ne le saurai jamais. Double tristesse et double peine.
Marjorie Scales
En écrivant ces lignes, je m’interroge. Ai-je le droit de rappeler le souvenir de quelqu’un sans l’autorisation de ses proches ? Malheureusement, le temps s’est écoulé. Il nous a éloignés et coupés d’eux. Cela nous autorise-t-il à effacer le souvenir d’une personne qui a traversé notre vie – comme tant d’autres – en nous enrichissant de sa personnalité et de son charme, en nous apportant sa part de générosité, d’amitié et d’affection même. C’est avec ces sentiments mêlés de regrets et de gratitude que j’ose évoquer son souvenir.
Marjorie Scales était professeur de français au Lycée de Jeunes Filles de Truro. C’était une femme pétillante d’intelligence, d’humour et d’originalité. Elle aimait la France où elle venait souvent avec Alan son mari. Elle avait été Assistante de Langues au Lycée de Nantua dans le Jura. C’était un souvenir de jeunesse qu’elle évoquait souvent et avec bonheur. Elle aimait la langue française. Elle la parlait très bien, en roulant un peu les « r » mais rien ne la gênait. Elle assumait ses imperfections et ses particularités sans complexe et avec des éclats de rire explosifs et contagieux. Inutile de dire qu’elle était l’inverse de Miss Martin, son supérieur hiérarchique, qui ne faisait aucun effort pour la comprendre et qui s’ingéniait à ne voir en elle que les mauvais côtés de sa bonne humeur. Elle ne l’a d’ailleurs jamais fait participer à aucun échange scolaire. Néanmoins c’est au Lycée de Truro que Marjorie et Madeleine avaient fait connaissance.
Madeleine était de nature réservée. Je ne lui ai jamais connu d’amie de cœur. Combien de fois ne m’a-t-elle pas dit qu’elle aurait aimé avoir une sœur avec qui partager ses secrets et ses émotions. Marjorie était une femme chaleureuse, intelligente et cultivée. Madeleine a aimé en elle sa richesse de cœur et d’esprit. Leur relation d’amitié a toujours été distante mais leurs échanges épistolaires trahissaient une profonde entente. Les lettres de Marjorie étaient d’un certain niveau littéraire. Madeleine les gardait et les relisait avec plaisir. Aujourd’hui elles doivent faire partie de ses archives personnelles, si elles n’ont pas disparu …
Nous avons eu des occasions fréquentes de rencontrer Marjorie et Alan à Truro ou à Douarnenez. Alan connaissait parfaitement son épouse. Il était lui-même assez classique mais il savait savourer chez Marjorie sa fantaisie et sa gaité, et même par moment un certain côté hors norme.
Il nous avait raconté comment il avait préparé ses parents à recevoir sa fiancée lorsqu’elle était venue chez eux à Truro pour la première fois. Ils avaient jugé normal et correct d’aller l’accueillir à sa descente du train à la gare. Le train est bien arrivé à l’heure. Tous les voyageurs sont descendus, tous sauf Marjorie qui s’étaient trompée d’heure, de quai, et de train. En tout cas, elle n’était pas là et la délégation familiale est rentrée bredouille. On devine leur tête et celle du fiancé. Elle est arrivée par le train suivant mais le repas était froid et l’ambiance glaciale. Marjorie, sans la moindre méchanceté, ne tarissait pas de rire d’avoir joué ce bon tour à ses futurs beaux-parents, estimant qu’il valait mieux de son point de vue, qu’ils s’habituent tout de suite à elle, telle qu’elle était. C’est sûrement ce qu’ils ont dû faire car si elle était particulière, elle était par ailleurs une excellente personne.
Elle était aussi une excellente cuisinière. Anne avait fait un séjour en Angleterre. Madeleine était allée la chercher et elles ont passé un week-end chez Alan et Margerie à Truro. Alan qui était un ancien professeur de sciences à la retraite était chargé de faire des relevés d’eau ou de je ne sais quoi sur les compteurs de la Cornouaille. Ils sont partis ensemble, et arrivés dans un site particulièrement touristique, Marjorie a sorti du coffre de sa voiture des scones de sa fabrication dont Anne garde encore le souvenir. Bien plus, elle a activé son téléphone portable pour mettre en route un gigot qu’elle avait mis au four et qu’elles ont savouré au dîner … C’était une personne très attentionnée et très attentive derrière son côté léger.
Pleines de tous ces bons moments, Madeleine avait choisi de prendre des couchettes sur le bateau pour leur voyage retour. À Roscoff elles ont tout simplement oublié de se réveiller en dépit des appels du haut-parleur. Voyant une R 5 isolée sur le pont du bateau, les agents de la Brittany Ferries ont décidé de frapper à toutes les portes. Nos voyageuses se sont finalement levées en vitesse, et la R 5 a pris le chemin de la sortie. La voiture ressemblait à un panier fleuri car elles avaient fait leurs emplettes chez un pépiniériste anglais avant d’embarquer. Cette migration végétale n’a pas été du goût de la Douane française. Les plants anglais avaient-il le droit d’entrer en France ? Oui, après quelques négociations.
Quelques longs mois plus tard, nous avons revu Alain et Marjorie en Angleterre. Marjorie était atteinte d’un mal implacable. Ils avaient tenu à nous rencontrer et même à nous inviter. Sanglée dans son lombostat, Marjorie faisait effort pour rester gaie, mais sa pâleur et ses silences en disaient long sur son calvaire. Ils nous ont conviés dans un château médiéval dont j’ai perdu le nom. La table y était renommée. La viande excellente était accompagnée de pommes de terre braisées au feu de bois. Une composition glacée clôturait le repas. Malgré tout cela, on voyait bien que Marjorie puisait dans son courage pour être avec nous.
Nous nous sommes quittés plus tôt que prévu … et nous ne nous sommes plus jamais revus.
Peu après, nous avons appris par Alan sa disparition mais Marjorie faisait partie de ces êtres qui ne disparaissent pas.
