L’ALGÉRIE

L’Algérie a été une étape marquante de ma vie, comme pour tous ceux qui l’on vécue. Comme médecin, je n’ai pas à me prévaloir de faits militaires. Cependant j’ai fait un rapport assez circonstancié de mes différentes affectations dans une lettre adressée au ministère des Anciens Combattants en 2002, pour obtenir la carte du combattant. Je la trouve suffisante et je la reproduis in extenso avec quelques photos. La croix du combattant m’a été attribuée, comme à d’autres, peu après, mais tout de même, 40 ans après la fin des évènements, il était temps ! Mais pour d’autres, il était trop tard …



L’ A.M.G.

(L’Aide Médicale Gratuite)

J’ai été chargé de tournées d’A.M.G. dans les douars pendant les six premiers mois de mon séjour en Algérie. Comme je l’ai décrit dans la lettre que j’ai adressée au Ministère des Anciens Combattants en 2002, ces tournées avaient lieu trois fois par semaine, les lundi, mercredi et vendredi matin, à jours et à heures fixes.

Comme officier je passais en tête du convoi. Le convoi comprenait ma Jeep à laquelle était accrochée une remorque de médicaments et de matériel de petite chirurgie, et un camion GMC pour l’escorte. Cette escorte de protection était reliée par radio en permanence au P.C du 35ème RT (Régiment de Tirailleurs Algériens).

Les visites dans les douars obéissaient à un certain rituel. A notre arrivée, nous nous arrêtions sur la place à l’entrée du village. Nous étions attendus car les habitants connaissaient nos horaires. Les femmes, les enfants et quelques hommes âgés venaient à notre rencontre. Ils s’approchaient de ma Jeep et de la remorque et je commençais mes soins. Il s’agissait le plus souvent de problèmes dermatologiques (eczéma, impétigo), de plaies à désinfecter ou plus rarement à suturer, d’affections ORL, de toux, de troubles digestifs, d’entorses bénignes. J’effectuais ensuite une ou deux visites dans les mechtas, le plus souvent pour des diarrhées rebelles, des déshydratations aiguës du nourrisson qui dépassaient largement le champ de mes possibilités thérapeutiques sur place. Je donnais des conseils diététiques mais les femmes préféraient des vitamines pour leurs enfants bien portants.

Pendant ce temps et dès notre arrivée, les soldats de l’escorte se déployaient dans le village. Certains se positionnaient aux quatre coins du douar, d’autres sillonnaient les ruelles. Tout cela, il faut le dire, s’effectuait dans une bonne ambiance car nous étions connus et notre passage était en quelque sorte un évènement. Néanmoins, nous étions toujours sur nos gardes.

Un jour, j’ai eu la surprise en arrivant dans un douar de voir trois hommes d’un certain âge venir vers moi et m’inviter avec amabilité mais autorité, à ne pas m’arrêter et à passer mon chemin. Je posai des questions pour comprendre, je fis valoir que je devais revoir des malades mais ils s’opposèrent catégoriquement à ce que je pénètre dans le village. Ils répétaient l’un après l’autre : « Aujourd’hui personne il est malade, tout le monde y va bien. Personne il est couché ». Devant leur détermination je cessai de parlementer, persuadé qu’ils avaient quelques raisons de s’opposer à mon passage. Le Sergent qui dirigeait l’escorte vint me demander ce qu’il se passait. Je lui expliquai qu’apparemment il n’y avait pas de malade et que l’on n’avait pas besoin de mes services. Il me demanda ce que je comptais faire et je le sentais prêt à alerter le P.C par radio. Je lui dis que je décidais de continuer notre route, ce que nous avons fait et la poursuite de la tournée dans les autres douars de la matinée se passa sans problème.

Dans les jours qui suivirent, deux hommes furent égorgés dans un de ces douars. Une opération militaire fut immédiatement déclenchée. Elle ne donna aucun résultat. Le commando F.L.N. s’était enfui. Le Colonel commandant le 35ème RT demanda à me voir. Je compris que le Sergent de l’escorte avait dû faire son rapport. Le Colonel me reçut très courtoisement, me dit qu’il savait que je faisais des tournées d’A.M.G. et m’en félicita. Néanmoins, il attira mon attention sur le fait que j’étais dans une situation privilégiée pour voir ce qu’il se passait dans les douars, éventuellement pour y détecter quelque chose d’anormal ou de suspect. Dans ce cas, il ne me cacha pas qu’il serait de mon devoir d’alerter l’autorité militaire. Je le laissai développer ses arguments et je restai de marbre. Il me congédia en me remerciant à l’avance de mon aide, persuadé que je comprenais le sens et le bien-fondé de sa demande.

A mon retour, j’en avisai notre Médecin-Commandant qui était bien évidemment au courant. Il me dit dans son langage codé qu’il comprenait le Colonel car « au point de vue coup » (c’était son expression favorite) nous étions en guerre avec comme mission d’y mettre un terme et le renseignement en faisait partie. Cependant il comprenait que cela pouvait mettre les médecins dans une situation moralement difficile. Nous étions au CS12 (Centre de Sélection) une demi-douzaine de médecins et cette histoire alimenta nos débats. Nous n’avons pas eu de mal à être tous du même avis. Nous n’étions pas des médecins militaires en opération mais des médecins « appelés », chargés d’apporter des soins gratuits à la population civile. Dans cette situation très particulière, nous devions d’abord et avant tout nous comporter en médecins attachés à leur devoir de réserve. Il n’était donc pas pensable que l’A.M.G. nous transforme en agents de renseignements, avec en plus tous les risques et tous les dangers que cela pourrait nous faire courir. Les archives de la guerre d’Algérie nous apprennent d’ailleurs que l’A.M.G. a couté la vie à bon nombre de médecins et d’infirmiers.

J’ai donc continué mes tournées d’A.M.G jusqu’à mon départ de Nouvion. J’ai ajouté à mon palmarès le dispensaire de Kalaa jusqu’à ce qu’il soit pillé et incendié, et plus tard encore le dispensaire de Sebdou jusqu’à mon départ d’Algérie. Je n’ai eu qu’un seul regret, c’est d’avoir avisé Madeleine très tôt de ce travail et d’avoir ajouté des inquiétudes à sa peine et qui était déjà assez grande de me savoir en Algérie.

Le 17 Février 2019

PS : M.G.I. Debenedetti (extraits)

« De nombreux médecins seront blessés en A.M.G. Le dernier étant le médecin aspirant Jacques Gilly le 25 janvier 1962 en AMG à Aït Chaffa, son infirmier étant tué à ses côtés (18). Les médecins morts pour la France en mission d’AMG, certains ayant été affreusement torturés comme le médecin aspirant Lucien Valente de la SAS de Ras El Aioun, le 11 février 1958, achevé à la hache, sont au nombre de 14 sur les 52 médecins d’active et de réserve morts pour la France en Algérie (19) ».



Tournée d’AMG (Aide Médicale Gratuite) à KALAA


Entrée de l’infirmerie


La salle d’attente


L’escorte de Harkis


La patrouille


La ville et les gorges de KALAA



RETARDATAIRE « 5 jours »

Arrivé en Algérie en octobre 1961, j‘ai eu droit au bout de 6 mois à une permission réglementaire de 15 jours, de 16 jours même, du 11 avril 1962 au 26 avril inclus. Le voyage de Nouvion à Brest via Oran-Marseille et Paris prenait deux ou trois jours, non décomptés des jours de permission évidemment. Les traversées en bateau d’Oran à Marseille n’étaient pas fréquentes, une ou deux par semaine, à des dates aléatoires. L’hiver à Nouvion, dans le bled, à 200 kms à l’Est d’Oran, m’avait paru interminable. Madeleine me donnait chaque jour ou presque, des nouvelles par courrier et m’envoyait des photos de Catherine. J’avais d’autant plus hâte de partir.

J’ai embarqué le 8 avril à Oran à bord d’un paquebot qui portait le nom d’un Commandant qui avait dû être une gloire de la Marine. Je n’ai pas retenu son nom. En revanche, je me souviens que c’était un vieux rafiot avec deux longues cheminées inclinées vers l’arrière. Sa silhouette étroite évoquait une sorte de Titanic en modèle réduit. Le bruit courait qu’il effectuait sa dernière traversée … Ce qui est sûr également c’est que la tempête faisait rage, que le bateau a eu toutes les peines du monde à sortir du port d’Oran et à gagner la haute mer. Nous avons longé les côtes espagnoles. Nous nous sommes mis à l’abri aux Baléares. Restait au matin à traverser le Golfe du Lion. Le vent de côté avait un peu faibli mais la houle faisait gîter le bateau par moment de façon inquiétante. Nous avons touché le port de Marseille en fin de matinée. J’ai sauté dans le premier train pour Paris. Le TGV n’existait pas à l’époque, et j’ai attrapé au vol à la Gare Montparnasse le train de nuit pour Brest où je suis arrivé le 10 avril, au petit matin et par surprise.

Cette permission a été un grand moment de bonheur dont je garde précieusement le souvenir et le secret. Beaucoup d’évènements s’étaient produits en mon absence. Je les ai découverts dans le détail au fur et à mesure. Catherine y occupait une place majeure. C’était une très belle enfant de quelques mois et sa grand-mère qui avait 50 ans à l’époque et qui débordait de dynamisme et d’affection en était folle. Madeleine était une jeune Maman. Dans une certaine solitude, elle avait dû faire face à des tâches maternelles et à des obligations professionnelles assez lourdes. J’ai su ainsi qu’elle avait traversé un épisode d’épuisement physique et moral, et que sans la moindre hésitation, ses parents l’avaient accueillie avec Catherine à leur domicile. Madeleine à cette époque était une jeune femme de 25 ans et la guerre d’Algérie exigeait du courage. Elle a dû, comme tant d’autres, assumer une certaine solitude, la souffrance de la séparation et de l’éloignement, et surtout l’angoisse et la peur que survienne l’irréparable. Ses parents ont été très présents et nous ne l’avons jamais oublié. J’ajoute qu’elle a bénéficié d’un soutien tout à fait exceptionnel de la part des Religieuses de Sainte-Anne où elle enseignait.

Mais voilà, une permission n’est jamais qu’une parenthèse. On l’apprécie avant et au début, mais plus les jours passent et plus s’installe le spectre du départ. Le Service Militaire durait deux ans à l’époque. J’en avais effectué un peu plus de la moitié. Il me restait encore neuf mois à faire, une éternité. Nous nous sommes quittés le 26 avril au soir sur le quai de la Gare de Brest. Madeleine avait du mal à dissimuler sa peine. Le train est parti et j’ai vu sa petite silhouette disparaître dans la nuit. J’ai su plus tard que sa maman était venue à sa rencontre à la sortie de la Gare, après le départ du train.

Sur le chemin du retour, j’avais prévu de faire une étape à Neuilly pour voir mes parents. Sur leurs conseils, j’ai téléphoné au Camp de transit Sainte Marthe à Marseille pour connaître la date de départ du prochain bateau pour Oran. On m’apprit qu’il était en train de quitter le port de Marseille, que le prochain départ aurait lieu dans quelques jours et que le mieux serait de rappeler. Je suis donc resté auprès de mes parents tout contents de cette bonne aubaine. En secret, je regrettais tout de même de n’être pas resté à Brest quelques jours de plus. J’ai quitté mes parents le 1er mai. J’ai pointé à Sainte Marthe le soir même, mais j’ai néanmoins dû attendre quelques jours encore car je n’ai embarqué pour Oran que le 4 mai.

Réglementairement, j’aurais dû revenir à Sainte Marthe à la fin de ma permission. Ce Centre de transit était connu pour être particulièrement sordide et inhospitalier. Personne n’avait envie ni d’y aller ni d’y séjourner. Mais comme chacun sait, le règlement, c’est le règlement. Le jour du départ pour Oran, je me suis mis dans la file d’attente pour passer devant le guichet d’embarquement. Le militaire de service me demanda mon titre de permission que je lui ai aussitôt présenté. Et là, j’ai entendu un énorme « clac » que j’ai interprété comme un banal coup de tampon. Je reprends mon document, et je constate alors qu’il a été balafré d’un énorme tampon rectangulaire à l’encre rouge avec l’inscription : « Retardataire 5 jours ». J’interpelle immédiatement son auteur, et s’instaure entre lui et moi, une brève mais assez vive altercation, à peu près dans ces termes :

« – Excusez-moi, mais pourquoi ce tampon ?

– C’est le règlement en cas de retard.

– Mais ma permission s’est terminée le 26 avril au soir à Brest. Le bateau a quitté Marseille le 27 au matin, je ne pouvais pas faire le trajet Brest-Marseille en une nuit.

– Oui, mais le règlement …

– Si c’est un problème de règlement vous auriez dû alors mettre : « Retardataire 8 jours en l’absence de bateau entre Marseille et Oran du 27 avril au 4 mai. Votre tampon laisse entendre que j’ai pris 5 jours de permission supplémentaire, ce qui n’est pas le cas. Êtes-vous d’accord qu’il n’y avait pas de bateau ?

– Il n’y avait pas de bateau, mais le règlement …

– Écoutez, ce que vous venez de faire n’aura aucune conséquence pour moi, mais pour d’autres, ça peut être grave. Ici vous êtes tranquille à Marseille, mais je vous rappelle que nous partons en Algérie. Ce n’est pas la peine d’en rajouter … ».

Il me fusilla du regard, mais à ce stade, moi non plus je n’avais rien à ajouter.


La suite mérite d’être contée. J’embarquai à bord du « Ville d’Alger », un bateau confortable. La traversée fut magnifique, un temps splendide, une mer d’huile, la compagnie joyeuse d’un ban de dauphins. Nous sommes arrivés à Oran en fin de journée. On nous dirigea alors immédiatement vers le Centre de transit d’Oran où mon cas fut vite réglé. Je devais rejoindre Nouvion par voie ferrée mais il n’y avait pas de train. En raison des évènements – action conjuguée du FLN et de l’OAS – la ligne Alger-Oran avait été plastiquée et était coupée. Il fallait donc attendre qu’elle soit rétablie. J’ai donc attendu quelques jours, condamné au régime merguez-couscous, un plaisir le 1er jour mais un supplice ensuite. J’ai eu le temps de réaliser qu’en quelques semaines, la situation avait bien changé et que d’une certaine façon, la France faisait ses bagages, l’armée surtout, et je n’ai pas tardé à en avoir la confirmation.

Une fois la ligne rétablie, je partis prendre mon train. Je rencontrai sur le quai de la Gare d’Oran, une patrouille conduite par un sergent que je connaissais très bien car il venait souvent le soir jouer à la belote ou au bridge avec nous. Il me demande où je vais et je lui réponds « à Nouvion ». Mais me dit-il, « À Nouvion, il n’y a plus rien ! Le Centre de sélection a été dissous, et le régiment de Tirailleurs algériens est en cours de liquidation … Enfin, vous verrez, il y a un bâtiment d’accueil ». J’arrive donc à Nouvion, dans un décor assez désertique. Pas de présence militaire. En haut de la côte d’accès au camp, je trouve le bâtiment d’accueil où je me rends aussitôt. L’officier de permanence me reçoit avec cordialité et humour :

« – Ah, c’est vous. On se demandait ce que vous étiez devenu. On pensait bien que vous n’aviez pas déserté …

– Vous savez bien que si j’avais déserté, je vous aurais envoyé un petit mot pour vous prévenir …

– Oui bien sûr ! Mais ce n’est pas tout ! Maintenant il va falloir qu’on vous trouve une affectation, seulement d’ici on ne peut rien faire. Pour ça, il vous faut retourner à Oran. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de train. La ligne est à nouveau coupée. Installez-vous ! ».

J’étais parti de Nouvion le 6 avril, on devait être autour du 10 mai. Cela faisait 5 semaines au moins, que j’étais dans la nature. Je n’étais même plus « retardataire » puisque je n’étais attendu nulle part. Je m’installai dans un box où il y avait un lit et une table. Je récupérai le courrier que Madeleine avait continué de m’adresser à Nouvion. Je me mis à lire ses lettres, à écrire et à attendre. Au bout de quelques jours, la ligne fut rétablie et je repartis pour Oran. Je fus reçu par un officier d’Administration, cordial lui aussi. Mais je lus dans son regard qu’il se demandait ce que je faisais là et pourquoi, étant donné le contexte, je n’étais pas resté en métropole. La phrase que j’attendais, arriva elle aussi : « On va tâcher de vous trouver une affectation … ». Je ne sais pas combien de temps j’ai attendu, mais il vint m’annoncer triomphant : « On vous attend à Tlemcen ! ».

Le 25 décembre 2018



Sebdou

Je suis arrivé à Sebdou le 21 mai … Situé à 40 kms au sud-ouest de Tlemcen, Sebdou était une sous-préfecture qui devait compter à l’époque près de 10 000 habitants. Le 2° Régiment de chasseurs d’Afrique – un régiment de cavalerie – assurait la protection de la ville et du secteur avoisinant du « barrage marocain », qui en terme militaire désignait la frontière algéro-marocaine. J’étais pris en charge par ce régiment sur le plan matériel. J’y avais ma chambre, et j’y prenais mes repas mais je n’étais affecté à Sebdou que comme médecin civil. Il y avait en ville deux dispensaires très bien équipés et j’avais la charge de l’un deux et de la population dans son ensemble. L’autre dispensaire était tenu par le médecin-capitaine responsable du secteur. Il résidait à Tlemcen. Il venait à Sebdou en semaine ou en cas d’urgence car les évacuations sanitaires Sebdou-Tlemcen nécessitaient une escorte militaire.

Sebdou a été pour moi une expérience assez exceptionnelle car j’y ai vécu de très près les évènements qui ont marqué la fin de la guerre d’Algérie.

Il y a d’abord eu le départ de la population européenne. Départ précipité dans un climat d’affolement et d’angoisse, qui s’est accéléré encore lorsque le bruit a couru et la liste a circulé que certains hommes et certaines femmes, mères de famille, étaient condamnés à mort par le F.L.N. Ils sont partis en 48 heures en laissant tout car ils n’ont eu le droit qu’à deux valises chacun. Certains avaient confié leurs clés et leurs animaux à un jeune officier de la Sous-Préfecture. Le lendemain de leur départ, j’ai été invité à aller avec cet officier chez l’un d’eux, garde forestier, mais déjà les pillards avaient volé toute la basse-cour, poules et lapins. Nous n’avons retrouvé qu’un couple de lapins caché dans un coin et une poule à moitié déplumée … La maison était dans un désordre indescriptible. Dans la cuisine, les restes du dernier petit déjeuner, les tasses pleines ou à moitié vides, les tartines entamées, des jouets d’enfants par terre. Les lits étaient défaits et les armoires éventrées. Voilà le spectacle très triste auquel nous avons assisté ce jour-là.

Mais il faut dire aussi que certains européens, installés à Sebdou de longue date, avaient tissé avec la population arabe des liens de confiance. Certaines femmes venaient faire le ménage chaque jour, certains hommes venaient faire le jardinage ou des travaux d’entretien. A leur départ, ces européens leur ont confié les clés de leur maison pour qu’ils en assurent la surveillance et donnent à manger et à boire à leurs animaux domestiques. Certaines familles arabes ont pris le parti de venir s’y installer à titre provisoire. Installations provisoires qui ont été dans de nombreux cas définitives car leurs propriétaires ne sont jamais revenus …

L’autre expérience concerne le retour des exilés. Au début de la guerre d’Algérie, dans le secteur de Sebdou, la frontière algéro-marocaine a été vidée de sa population. C’était une zone montagneuse où étaient nichés de nombreux villages. Par sécurité, tous ces villages ont été rasés et la population expulsée, car d’un point de vue militaire on pouvait craindre que ces douars ne servent de cache pour le F.L.N. Avec la fin de la guerre, ces exilés ont été appelés à revenir en Algérie pour participer au vote sur l’autodétermination. Ils voulaient rester au Maroc où ils disaient avoir une récolte sur pied et où ils s’étaient faits une nouvelle vie. Entassés dans des cars ou des camions dont ils n’osaient descendre, ces réfugiés étaient complètement dépaysés et ne reconnaissaient plus rien. Ils étaient pourtant originaires de Sebdou ou des douars environnants où tout avait été détruit. De leurs douars, il ne restait que des ruines où étaient érigées des tentes de toile pour les loger. Par ailleurs, passée la curiosité du premier moment, les gens en place ne voyaient pas revenir d’un bon œil ces réfugiés, ces « marocains », car certains, en leur absence, s’étaient appropriés leurs terres ou leurs commerces.

Nous avons été chargés de les accueillir. Les enfants étaient apeurés. Cet accueil avait des aspects pitoyables, distribution de gâteaux et de boissons, comme pour se donner bonne conscience, vérification des identités, présence médicale de façade pour garantir une sorte de contrôle sanitaire. C’était assez dérisoire. Les guerres déracinent les hommes. C’est à ce double et désolant spectacle que j’ai assisté à Sebdou.

Ces quelques souvenirs termineront le chapitre sur l’Algérie. Je n’imaginais pas au départ, qu’il prendrait autant de place. Je n’ai pas de regrets d’y avoir consacré quelques paragraphes. Certains évènements d’une vie sont inoubliables. Les guerres en font partie. Mon père avait participé à deux guerres, celle de 14 et celle de 40. J’avais été frappé de voir à quel point il avait souffert de nous voir partir mon frère et moi en Algérie. Je n’ai pas connu cette douleur. Mes enfants n’ont connu que la paix. Cela n’a pas de prix.

Le 13 Février 2019

PS : la plupart des détails relatifs à ces évènements sont extraits de ma correspondance avec Madeleine pendant mon séjour à Sebdou.


Le retour au bercail

Combien de fois me suis-je souvenu de mon retour en France, à la fin de mon séjour en Algérie ? C’était en juillet 1962. J’avais quitté la ville de Sebdou, au sud de Tlemcen et j’étais affecté au RICM. Le RICM était un régiment de chars qui faisait mouvement depuis la frontière marocaine vers Oran, pour être rapatrié en France, hommes et matériel, à bord du porte-avions La Fayette. Il était parvenu à la ville de Lourmel, à une centaine de kilomètres à peine d’Oran.

J’intégrai donc ce régiment à Lourmel. Je fus logé avec un Pharmacien Aspirant, dans une maison spacieuse et luxueuse que ses propriétaires, un médecin et son épouse sage-femme, venaient de quitter précipitamment laissant tout en l’état. De la fenêtre de ma chambre, je voyais sur les hauteurs, que sitôt leurs résidents « pieds noirs » partis, les HLM avaient changé de propriétaires. Les drapeaux algériens flottaient aux fenêtres, et les chèvres occupaient les terrasses et les balcons.

L’axe routier Oujda-Oran traversait la ville de Lourmel. On nous avait annoncé l’entrée en Algérie de l’armée Ben Bella en provenance du Maroc, et en effet on ne tarda pas à voir arriver les premiers camions. Il s’agissait de camions militaires et de camions de travaux publics, avec à leur bord des hommes en treillis et en tenue de travail, munis d’un armement léger. Les camions étaient pavoisés aux couleurs de l’Algérie. Les femmes saluaient leur passage avec des you-yous enthousiastes. Le matin même, devant le Monument aux Morts et en présence des autorités locales, civiles et militaires, on avait descendu le drapeau français et hissé le drapeau algérien. La guerre était finie et symboliquement l’armée française remettait leur pays aux Algériens. Ce fut une cérémonie digne et empreinte, pour nous, d’une certaine tristesse, il faut l’avouer.

Néanmoins, par sécurité, le RICM en alerte maximum, avait pris position de chaque côté de la route, aux abords de la ville, mais il n’y eut aucun incident.

Je fus avisé assez vite que mon ordre de départ pour la France était arrivé. J’allais le chercher et on me remit la médaille commémorative, je ne l’avais pas prévu … Je devais partir à Oran par le premier convoi. Arrivé à Oran, au centre de transit, on me remit mon billet d’avion pour Marseille et un ordre de mission pour rejoindre Rennes, après une quinzaine de jours de permission. Mon avion était un Super Constellation du modèle de celui qui sert de bar à Guengat, sur la route de Quimper. J’y pense à chaque fois que je le vois.

A Marseille, je pris le train pour Béziers. Je savais que ma femme Madeleine et ma fille Catherine d’à peine un an, étaient venues à ma rencontre à Mostuéjouls. Pour les rejoindre à Millau, il me fallait passer par Béziers. Ce que je fis et tout se passa bien jusque-là.

Mais au cours du trajet Béziers-Millau, dans le compartiment où j’étais seul, je fus pris d’une bouffée d’angoisse irrépressible. Dans ce décor de montagnes et de vallées encaissées, l’endroit me parut idéal pour tendre une embuscade. Les arrêts en rase campagne, les tunnels qui s’enchaînaient, rien n’était fait pour me rassurer. Je m’attendais à chaque instant à tomber dans un piège. En fait, j’étais toujours en Algérie dans l’insécurité du quotidien. Les tournées d’A.M.G (Aide Médicale Gratuite) dans les douars, les convois sous escorte entre Sebdou et Tlemcen, toutes ces peurs que j’avais mille fois ressenties et surmontées en Algérie, me submergeaient dans ce décor hostile et dans un environnement où j’étais seul et sans protection. Etais-je endormi ou à moitié éveillé, je ne saurais le dire mais je vécus en tout cas, un véritable cauchemar.

Aujourd’hui, après tant d’années, j’en souris mais je me demande quelle tête, je devais avoir à ma descente du train à la gare de Millau. Je devais être « ailleurs » et c’est normal, quand on passe en si peu de temps d’un monde dans un autre. Il n’y avait pas à mon arrivée à Millau de « cellule psychologique » comme aujourd’hui, et heureusement, car j’aurais pu tomber sur un médecin psychiatre qui me prédise des séquelles définitives et irréversibles. Heureusement je tombai seulement sur ma femme, ma fille et mes parents et cela suffit à me guérir.

Mars 2017


Article paru dans « Anciens d’Algérie » de Mars 2021


Morts, pourquoi ?

La question se pose à propos de toutes les guerres. Trois guerres en un siècle avec l’Allemagne. Des millions de morts, des souffrances indicibles, des destructions massives. Pourquoi ? Pour en arriver, il est vrai, à faire la paix . Et avec l’Algérie, où en sommes- nous ? … La colonisation d ‘abord, un siècle et demi plus tard une guerre d’indépendance et après ? … une Algérie indépendante, prospère, qui ne parvient pas au bout de 60 ans à trouver son équilibre politique. Des Algériens qui émigrent en masse, en priorité vers la France, pays qui les a un jour colonisés, dont ils ont refusé naguère de faire partie et où leurs enfants et petits-enfants prennent la nationalité. Comment les parents et les familles de tous nos appelés peuvent-ils dans ce contexte, comprendre le sacrifice de leurs enfants ? J’ai écrit quelque part que mourir à Verdun ou au Monte Cassino pouvait se comprendre à défaut de s’admettre, mais mourir à Mostaganem, à Palikao ou dans le Contantinois, cela a-t-il un sens ? Il faut lire ou relire l’hommage plein d’émotion que Michel Baron rend à son ami Pierre Boucard mort dans une embuscade (bulletin 598 du mois d’octobre), et qu’il termine par cette question :  » à quoi bon tous ces malheurs et tous ces sacrifices ?  » Oui, morts, pourquoi ? Pour mettre fin à une guerre qui a débouché sur une paix qui ne dit pas son nom, qui n’en est pas une , ni pour les uns ni pour les autres. A défaut de compter sur les hommes, faudra-t-il attendre et compter seulement sur le temps pour effacer cette lugubre ardoise ? Il faudra bien un jour répondre à cette question : Morts, pourquoi ? … pour rien ? … pour RIEN ? comment est-ce possible ? … comment est-ce acceptable ? … Morts pour la France, heureusement qu’on leur a reconnu un jour ce mérite .

Alexis Baldous