La famille et les amis

Alexis et Philippe, à la fontaine de Mostuéjouls en 1943 pendant la guerre


Laurent

Hommage de son Papy et de sa Mamie
Texte prononcé dans l’Eglise de Ploaré pour les obsèques de Laurent le 18 décembre 2025

Jusqu’au 10 décembre, Laurent, nous étions une famille heureuse. J’étais un grand-père heureux d’avoir douze petits-enfants. J’avais assisté à leur naissance. Je t’avais vu arriver une nuit à la maternité de Douarnenez, au terme d’une interminable épreuve physique pour ta maman, et dans le sillage de ton frère jumeau Gaël. Vous étiez deux petits poids. Chacun de vous deux tenait dans la main de votre papa.

Nous vous avons vu grandir. Ils étaient beaux, nos jumeaux. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Ils sont devenus deux blondinets équipés de lunettes correctives. Ils ont eu deux petites sœurs, Rose et Hélène. Ils nous ont quittés pour aller vivre dans le Nord, avec leurs parents, dans une famille unie et aimante.

Ensuite, Laurent, tu es progressivement entré dans la vie, après des études et une reconversion professionnelle dans un métier manuel, dont tu parlais avec fierté et enthousiasme. Tu es devenu un grand gaillard, gai, bavard, plein d’humour et de projets d’avenir. Cet été, tu es venu nous rejoindre à Mostuéjouls, en juillet, seul avec ton papa. C’était le retour aux racines de ton enfance : le bonheur de revoir des lieux plus ou moins oubliés. Vous avez effectué ensemble la descente des Gorges du Tarn en canoë, des baignades dans le Tarn au Moulin et au Rozier avec ton cousin Pierre.

Tu es revenu en novembre avec tes parents. Voilà les derniers souvenirs ensoleillés que tu nous laisses de toi.

Tu nous as quittés un soir, après avoir écrit des messages à tes cousins. A Pierre, qui fêtait son anniversaire, tu adressais un message d’affection. A Julien, qui devait revenir d’Espagne avec sa famille, tu donnais rendez-vous à Challans pendant les fêtes de Noël et tu exprimais à Yann tout récemment ton impatience de le revoir.

Avant de partir de Mostuéjouls, tu m’as quitté en me disant avec autorité et chaleur : « Tu sais, Papy, si vous devez remonter en Bretagne, je vous installerai une salle de bains moderne adaptée à l’état de santé de Mamie. » C’était dit sur un ton de générosité de d’affection incommunicable.

On ne sait jamais qui l’on est vraiment. Et tu ne savais pas Laurent qui tu étais. Mais tu vas terriblement nous manquer. On avait encore tant de choses à partager et à vivre ensemble. Tu ne pouvais pas être mieux qu’avec tes parents et avec nous tous. La vie en a décidé autrement. A nous d’assumer maintenant ton absence, ça sera dur mais rassure toi, Laurent : tu seras toujours là et tu auras toujours ta place autour de notre table familiale.

Ton Papy et ta Mamie

Photo de Laurent et Gaël avec leur maman

Brothers For Ever

Laurent et son cousin Pierre, Mostuéjouls 2025


Message du Dr Pan et de Mme Pan

Bonsoir,
Madeleine et moi sommes allés aux obsèques de Laurent.
C’était très émouvant.
Il y avait beaucoup de monde.
Sa famille directe, ses amis, et beaucoup de tes amis. On sentait ta présence dans l’ assemblée…
Beaucoup de fleurs.
Nous avons revu tout tes enfants.
Les paroles de son frère, de ses amis, nous ont montré combien il était estimé.
Philippe a fait son éloge avec son chagrin et son affection de la meilleure manière car il a ton talent oratoire, j’avais l’impression de te voir…
Étaient présentes Nicole ta secrétaire, ta surveillante.
Que de souvenirs, que d’émotions.
Je pourrais encore m’étendre.
Je voulais te faire partager ce moment où tu étais absent et si présent.

André et Madeleine


Une Histoire Oubliée

L’Histoire locale s’oublie vite. Qui se souvient que l’Aveyron a été au 19ème siècle une terre d’émigration ? En quelques années, le département s’est vidé d’une partie de sa population rurale. La France connaissait sa première grande vague d’industrialisation. Les villes devenaient attractives. On y trouvait du travail et un salaire. Pourquoi rester dans la misère à la campagne ? La sélection s’effectua sur des critères simples. Ceux qui avaient des terres capables de les nourrir et de leur apporter des ressources correctes restèrent au pays. Ceux au contraire qui n’avaient qu’un bout de jardin, trois pieds de vigne et qui n’avaient aucune chance de s’en sortir, ceux-là sont partis.

Ce fut le cas de toute la famille BALDOUS et elle était nombreuse à l’époque. Il y avait deux branches familiales car il y avait deux frères. Le plus jeune, Jean-François, avait épousé Marie-Rose LUTRAN de Comayras. Ils ont eu dix enfants. Cette famille habitait la maison qui est devenue après leur départ et après leur mort, l’Agence Postale de Mostuéjouls, comme aimait à le rappeler Marie, la femme d’Edmond Baudounet le facteur. Certains de ces enfants moururent en bas-âge. Tous les autres sont partis les uns après les autres en direction de Millau, de Perpignan, de Montpellier, et les plus aventureux jusqu’en Algérie où j’ai eu la chance de retrouver leur trace à Oran pendant la guerre d’Algérie.

L’aîné s’appelait Alexis, Instituteur et Secrétaire de Mairie, il avait épousé Marie-Jeanne Carrière. Ils ont eu deux enfants. Laurent BALDOUS, l’Instituteur-Poète, sans descendance, qui a fini sa vie à Millau. Son frère, François-Alexis qui tenait à ce qu’on l’appelle seulement Alexis, a fait toute sa carrière d’Instituteur à La Cresse. Il a eu 7 enfants. Sa femme et ses deux filles étaient mortes à La Cresse où elles sont enterrées. Lorsqu’il vient prendre sa retraite à Mostuéjouls dans la maison familiale – aujourd’hui propriété de Philippe et de Madeleine BALDOUS – quatre de ses fils sont partis. Il ne reste auprès de lui que son fils Anatole, et sa soeur Rose, âgée, qui a élevé tous ses enfants à la mort de leur mère.

Anatole se marie le 11 Novembre 1885 avec Palmyre Privat du Massegros. Ils s’installent à Mostuéjouls. Leur père décède en 1887 à l’âge de 72 ans. Le jeune couple décide de partir. Anatole, mon grand-père entre aux Chemins de fer. Il est affecté à Albi puis à Murat où est né mon père Alexis. Il faut préciser ici qu’un an après leur mariage est né à Mostuéjouls en 1886 leur premier enfant, un garçon prénommé Alexis qui n’a vécu que deux mois et a été enterré à Mostuéjouls ainsi que son grand-père, mais leur tombe a disparu. Cette naissance de leur premier enfant n’est pas un détail. Elle montre que l’émigration a sévèrement frappé cette famille. Si ce couple n’avait pas été obligé de partir, mon père serait né à Mostuéjouls. Cela devrait lui valoir de figurer parmi les anciens combattants du village car s’il n’en était pas natif, il en était néanmoins originaire.

Il était de la classe 15. Le chapitre qui suit fera le récit de sa participation pendant 5 ans à la guerre de 14-18 et même à sa mobilisation comme capitaine en 1940.


ALEXIS BALDOUS, mon père

Alexis Baldous est né à Murat dans le Cantal le 21 août 1895. Il est le fils d’Anatole Baldous, employé des chemins de fer et de Palmyre Privat, sans profession. Il est déclaré à l’État civil sous les prénoms de Marie, Joseph, Charles, Alexis. Ce dernier prénom, Alexis, sera son prénom usuel. Il fait ses études secondaires à Paris tout d’abord, puis les termine au Lycée de Rodez où il obtient son Baccalauréat. Né en 1895, Alexis appartenait à la classe 15. Lorsque la guerre de 14 éclate, il est aussitôt mobilisé. Après une brève période d’instruction, il est versé dans l’Infanterie Coloniale et monte au front en Champagne. Il a 19 ans. Titulaire du baccalauréat, Alexis est appelé à suivre le peloton d’Élèves officiers car une relève s’avère nécessaire après la terrible saignée de 1914 dans le rang des officiers d’active. Il fait ses classes à Saint-Cyr. Il obtient son galon d’aspirant et réintègre l’Infanterie Coloniale au 4ème Régiment d’Infanterie Coloniale (R.I.C). A ce titre, il participe au débarquement à Salonique en Grèce dont le but était de venir en aide à l’armée Serbe, notre alliée. Il fallait par la même occasion ouvrir un deuxième front destiné à soulager la pression allemande sur le nord de la France et sur Paris.

Ce fut une aventure terrible pour ceux que l’on appela les Poilus d’Orient. Tout était réuni pour rendre cette campagne hasardeuse sur le plan militaire : l’aridité du terrain, les extrêmes variations du climat, sibérien l’hiver, torride l’été, l’insalubrité, les problèmes de transports, les difficultés d’acheminement des troupes, de l’armement et du ravitaillement, les difficultés d’évacuation des blessés et des malades, la pugnacité de l’ennemi, allemands et bulgares, face à une armée alliée hétéroclite, française, anglaise, serbe, russe, roumaine et composée de soldats recrutés sur toute la planète, enfin l’hostilité même des grecs face à ce qu’ils estimaient être une armée d’invasion.

Tout cela, faut-il l’avouer, nous le savons par les livres. Les soldats ne disent rien de ce qu’ils ont vécu et il n’a pas échappé à la règle. En de très rares occasions, l’avons-nous entendu parler de la Vallée du Vardar, des Boucles de la Cerna, de la bataille de Monastir. Rien d’autre à l’exception d’une hépatite virale ou d’un sérieux accès de paludisme. Il se rétablit, retrouve son régiment et participe à l’entrée des troupes alliées dans Sofia. Lorsque l’Armistice est signé le 11 novembre 1918, il fait mouvement avec l’armée glorieuse des rescapés, à travers la Bulgarie et la Roumanie vers le port d’Odessa en Ukraine, en vue d’un rapatriement en métropole. Un transport de troupes les ramènera à Marseille dans le premier semestre 1919.

Ses états de service pendant la guerre de 14 ont valu à Alexis Baldous de recevoir de nombreuses décorations militaires : la Croix du Combattant, la Croix de Service Militaire Volontaire. Il est cité à l’ordre du Régiment n° 334 du 4ème R.I.C le 29 mai 1917 et reçoit la Croix de Guerre avec étoile de bronze avec la citation suivante : « Chef de section des mitrailleuses. A fait exécuter par dessus les Compagnies d’assaut, des tirs bien réglés qui ont permis aux Compagnies d’avancer. A subi pendant une 1/2 heure un tir violent de gros calibre et a continué néanmoins à diriger le tir de ses pièces avec le plus grand sang froid ». Il est par ailleurs titulaire de la médaille commémorative de la Grande Guerre, la médaille commémorative d’Orient, la médaille Interalliée, dite de la Victoire, la médaille commémorative de Campagne de Serbie et la médaille commémorative de la Roumanie.

A la fin de la guerre, Alexis Baldous est démobilisé et versé dans la Réserve. Le 18 janvier 1939, en qualité de Capitaine de Centre de Mobilisation Colonial d’Infanterie n°49, il est nommé Chevalier de la Légion d’Honneur. Comme Capitaine, il sera mobilisé en 1940. Blessé accidentellement et étant père de trois enfants, il sera alors définitivement rendu à la vie civile.

Il est décédé le 1er avril 1965.

Son fils, Alexis BALDOUS, Novembre 2013



Allocution prononcée dans l’Eglise de Mostuéjouls le 03 mai 2023 pour les obsèques de Philippe

Merci à Catherine Garlenq d’avoir bien voulu en assurer la lecture.


Philippe était mon grand-frère, par l’âge et par la taille. Nous avons vécu ensemble les vingt premières années de notre vie. Notre enfance à Mostuéjouls pendant les six années de la Guerre, puis notre adolescence, pendant nos études secondaires à Meaux, en Seine et Marne. Après le bac, nos chemins se sont séparés. Philippe s’est orienté dans des études de Droit et de Notariat et sa vie d’adulte a alors commencé.
Sa vie professionnelle d’abord. Avec un ami, il a créé en banlieue parisienne, un Cabinet de Conseil juridique qui a connu un très grand succès. En fin de carrière, il a reçu la qualification d’avocat mais il n’a jamais plaidé en Assises. Ce qui est certain, c’est qu’il a connu une très belle réussite professionnelle.
Sa vie sentimentale et affective par ailleurs grâce à sa rencontre avec Madeleine. Elle a été la femme de sa vie, il a été l’homme de sa vie. Ils ont formé un couple profondément uni par des sentiments de fidélité et d’amour. Ils ont connu de grands moments de joie, de bonheur, d’épreuves aussi, comme la vie en réserve. Ils vivent aujourd’hui la pire épreuve que peut connaître un vieux couple, celle de la séparation. Ils ont eu deux enfants, deux garçons,

Alain et Bruno, et pour être complet, je devrais dire Alain et Béatrice et Bruno et Brigitte. Ils ont grâce à eux, sept petits-enfants, grands maintenant, qui sont leur joie et leur fierté. Et je dois rajouter deux arrière-petits enfants.
Philippe aimait la vie. Il avait un très bon sourire. C’était un homme gai et chaleureux
qui cultivait l’amitié. Il avait des goûts simples, les repas en famille, les rencontres entre amis.
Il aimait les jeux de société, les mots croisés. Il écrivait des poèmes et depuis peu, ses souvenirs. Avec Madeleine, ils allaient visiter des coins secrets du pays, connus pour leur valeur architecturale. Il aimait jardiner, il aimait les brocantes. Philippe a eu quelques passions. La pêche. C’était un grand pêcheur et il y associait ses meilleurs amis, Charles Privat en particulier et Stéphane. Il aimait la chasse. Il avait beaucoup de plaisir à aller cueillir des champignons dans des endroits dont il gardait le secret mais qui étaient plus ou moins connus de tous.
Comment ne pas parler de son plaisir et de son art à raconter des histoires. Philippe
était un blagueur, un conteur. Il racontait souvent les mêmes histoires et l’on avait beau lui dire qu’il nous les avaient racontées des dizaines, voire des centaines de fois, on ne pouvait y échapper et l’on avait à chaque fois autant de plaisir à les entendre. Comme elles vont nous manquer!

Je ne peux pas oublier de rappeler que, comme tous les jeunes de notre âge, Philippe a fait son service militaire en Algérie. Comme sous-lieutenant, il avait été affecté au Sahara, à Hassi Messaoud à la surveillance de l’oléoduc qui courait le long de la frontière algéro-libyenne et algéro-tunisienne. Il y repensait souvent ces derniers temps et la FNACA a tenu aujourd’hui à lui manifester la reconnaissance de la Nation.

Philippe aimait beaucoup Mostuéjouls. Il y a eu de très grands amis. J’ai cité Charles
Privat, mais aussi les Guers, les vieux parents, Gilbert Guers, qui était un ami d’enfance et de jeunesse, Jean-jacques et Andrée, son épouse, et évidemment, Michel et Christiane. Certains de ces amis ont compté pour nous autant que de la famille, Louis et Adrienne Garlenq, en particulier.
Philippe s’est beaucoup investi à Mostuéjouls. Avec une poignée d’amis, il a participé
à la création de l’ADPCM, l’Association de Défense de notre patrimoine. Il en a été un des pionniers. A tous ceux que j’ai déjà cités, comment ne pas ajouter, Roland et Claudette, Jean-Paul et Catherine, Emmanuel Durand et Annick, les Costes de Liaucous, Roger récemment disparu. J’en oublie, et je m’en excuse …

Pour alimenter les caisses de l’ADPCM, car les travaux de rénovation coûtaient et coûtent très cher, il avait créé la Foire aux Santons, qui a connu un succès qui dépassait le département. Philippe et Madeleine y ont consacré beaucoup de leur
temps et de leur argent aussi car Philippe était très généreux. Ils sont allés chercher des sponsors, ils sont allés coller des affiches depuis Lodève jusqu’à Mende et au-delà. Ils sont allés à Saint Guilhem le désert, à Meyrueis, à la recherche de santonniers qu’ils recevaient ensuite chez eux. Cette Foire aux Santons qui s’est complétée d’expositions de crèches de Noël, a été une très belle aventure à laquelle beaucoup de gens de Mostuéjouls, de Liaucous et de Commeyras ont participé bénévolement. Cette manifestation a cessé un jour mais l’ADPCM continue et comment ne pas remercier, pour Philippe, son actuel président Tony Bedel, et la Mairie de Mostuéjouls.

Une vie de 90 ans est longue et il est bien difficile de la résumer en quelques lignes,
même si j’ai le sentiment d’avoir été un peu long. Ultime volonté de Philippe, il a décidé de venir reposer à Mostuéjouls pour toujours. C’est sa plus belle preuve d’amour pour son village et son pays. Il restera donc parmi nous et nous ne pouvions souhaiter mieux en cette douloureuse circonstance.

Alexis    

Notre-Dame-des-Champs, le cimetière avec la tombe de Philippe, à gauche


Témoignage de Baptiste aux obsèques de son grand-père

Avez-vous déjà entendu résonner dans les montagnes du Sud l’accent allemand des envahisseurs étrangers ?
Avez-vous déjà marché sous la chaleur étouffante d’un soleil brûlant entre les dunes du Sahara ?
Avez-vous déjà fugué d’un collège pour retrouver vos parents en grimpant sur le toit d’un bus ?
Avez-vous déjà piqué le camion de sous-officiers de l’armée sous leur nez pour terminer un exercice militaire avec brio ?
Nous, nous l’avons fait, mes cousins, mes sœurs et moi-même, à d’innombrables reprises.
Nous ne l’avons pas fait nous-mêmes, non, mais dans notre imaginaire, marchant à côté de notre grand-père, tantôt allongés sur le toit du bus, tantôt assis sur la place passager de ce camion subtilement emprunté.

Car notre grand-père était le plus merveilleux des conteurs, un des meilleurs que nous ne rencontrerons jamais. Nous pouvions entendre chaque histoire une centaine de fois, tant que c’était lui qui nous la racontait, nous la vivions comme si c’était la première.

Aujourd’hui, le plus dur est de me dire que je n’entendrai plus ses histoires et j’ai beau les connaître presque par cœur, je sais déjà que plus jamais, je ne verrai les dunes de sable à ses côtés et que je n’assisterai plus aux blagues et aux fou rires qu’il a vécus quand il était écolier. Je sais que plus jamais je ne serai l’enfant qui écoutait ses histoires, pendu à ses mots et ces belles images. Et pourtant je sais que ce n’est pas la fin.

Cher papy, je te promets que ces histoires ne s’éteindront pas avec toi. Nous ferons en sorte que tes arrière petits enfants sachent qui tu étais. Et j’espère que cela les inspirera à vivre, à rire et surtout à faire rire comme tu l’as fait pendant toutes ces années.

A la Peyrouse à Mostuéjouls en août 2001, de gauche à droite : Philippe, Jean-Jacques et Dominique son épouse, Alexis, Madeleine épouse de Philippe et Madeleine épouse d’Alexis. Au 1er rang, Ana et Julia, petites-filles d’Alexis et Madeleine


Histoire de Cimetière

J’étais médecin à Douarnenez depuis plusieurs années, lorsqu’un de mes patients, par simple curiosité, je suppose, me demanda si j’étais de Douarnenez et comment je m’y sentais.

Je lui répondis que je m’y sentais très bien, que j’y habitais, que j’y soignais beaucoup de malades, que j’y avais mis au monde un certain nombre d’enfants, que mon fils Philippe y était né, que ma femme y enseignait, que mes filles y étaient scolarisées, bref que pour toutes ces raisons et beaucoup d’autres, je me sentais tout à fait de Douarnenez.

Il me décocha alors une petite phrase à laquelle je ne m’attendais pas. « Oui, me dit-il, mais vous n’y avez pas de tombe ». Effectivement à l’époque, je n’y avais pas de tombe. Sa phrase n’était pas méchante. C’était un homme plutôt agréable mais il avait une théorie. Il y avait ceux, pour lui, qui avaient une tombe et donc des racines, qui avaient en somme un passeport, ceux-là étaient vraiment de Douarnenez, et puis il y avait ceux qui n’avaient pas de tombe et qui étaient pour lui des étrangers. Toute polémique étant à l’avance vouée à l’échec, je m’arrangeais pour changer de sujet.

Et tout d’un coup, par association d’idées, me vint en mémoire Mostuéjouls. À Mostuéjouls, c’est encore un autre cas de figure. Tous mes ancêtres y sont enterrés et j’y ai donc mes racines, mais il n’y a aucune tombe. Que sont-ils devenus et où est-elle passée ? Toute enquête se révéla rapidement impossible car aussi bien à la Mairie qu’à l’Évêché de Rodez, il n’y a aucun plan des cimetières anciens et de celui de Mostuéjouls en particulier. Les fosses étaient creusées à la demande et plus ou moins au hasard, et s’il y avait une tombe, elle était sans doute tombée en déshérence quand les Baldous ont quitté Mostuéjouls et son emplacement a été occupé par quelqu’un.

Comme il n’y a à Mostuéjouls, ni fosse commune, ni ossuaire comme en Bretagne, il n’y a aucune trace de leurs restes. Ils sont en somme partout et nulle part, et ceci explique la sensation étrange que j’éprouve lorsque je vais au cimetière de Mostuéjouls. Plus ou moins inconsciemment je cherche la trace des miens et je ne la trouve pas. Tous ceux qui ont une tombe où ils viennent se recueillir, où ils viennent déposer des fleurs, des objets-souvenirs ou des galets du Tarn pour marquer leur passage et dire leur affection, tous peuvent comprendre ce que je ressens et je n’ai pas de gêne à l’exprimer.

J’ai donc pris le parti d’en dresser la liste et de l’insérer dans ce blog, ce sera en quelque sorte leur pierre tombale et en outre une des vertus supplémentaires de ce document.

Liste des membres de la famille Baldous décédés au 19ème siècle et enterrés dans le cimetière de Mostuéjouls :

                                            Jean Baldous, † 30 Mars 1807, 74 ans

                                                 Catherine Aigouy, son épouse

                                          Alexis Baldous, † 9 Février 1836, 66 ans

                         Marie Jeanne Carriere, son épouse,† 11 Mars 1849, 78 ans

                                  Marie-Rose Dupon, † 30 Novembre 1855, 49 ans

                                       épouse de Laurent Baldous et leurs enfants :

                                       Laurent et Alexis, décédés à l’âge de 2 ans

                            Jean François Baldous, † 20 Novembre 1854, 81 ans

                         Marie Rose Lutran, son épouse, † 17 Septembre 1854, 74 ans

                                                               et leurs enfants :

              Auguste, Marie-Rosalie et Rose-Sophie Baldous, morts en bas âge, † 1822

                                                             ainsi que leur fille

                                     Rose Constance Baldous,† 11 Juillet 1846, 39 ans

                                                   Alexis Baldous, † 1886, 2 mois

                                     François Alexis Baldous, † 30 Juin 1887, 72 ans

Le 13 Février 2018


Les cent ans d’Odile

Marie-Thérèse, Odile, Alexis et Annick


Le 18 octobre 2022, on a célébré à la Maison de Retraite du Massegros les 100 ans de ma cousine Odile. Odile est ma cousine germaine. Sa maman était la sœur de mon père. Après ses études d’infirmière, elle a commencé sa carrière en 1942, au début de la guerre. Elle avait 20 ans. Elle a exercé toute sa vie.

J’ai toujours eu avec Odile des relations d’affection. J’appréciais chez elle son caractère. Dès sa jeunesse elle a manifesté un côté rebelle, anticonformiste. Elle avait des idées personnelles qui ne cadraient pas souvent avec l’orthodoxie familiale de l’époque. Elle n’avait pas toujours raison et elle en a assumé le prix, mais elle allait son chemin. Une fois dit ce qu’elle jugeait devoir dire, sa gentillesse reprenait toujours le dessus. Elle n’alimentait pas la querelle et on parlait d’autre chose. C’était Odile.

Elle a connu des épreuves. J’ai le souvenir d’un accident de santé dramatique qui aurait pu lui coûter la vie. Elle est partie du Massegros en ambulance, exsangue. Je me souviens de sa pâleur extrême. Aujourd’hui elle aurait été évacuée certainement en hélicoptère. En la voyant partir, on ne pouvait que s’interroger avec angoisse, sur ses chances d’arriver à temps à la Clinique de Rodez. La salle d’opération était sur le pied de guerre. Le chirurgien l’attendait. Elle est arrivée et a été opérée et transfusée immédiatement. On a fait avec les moyens du bord mais elle a été sauvée. J’avais 18 ans à l’époque. Qui sait, cet accident a peut-être marqué le choix de ma carrière. Heureux dénouement, je suis devenu quelques mois plus tard le parrain de Marie Agnès.

Odile a évidemment connu des moments heureux mais comment ne pas revenir encore sur les grandes épreuves de sa vie. Elle a eu le malheur de perdre les 3 hommes qui comptaient le plus pour elle. Son père, mon oncle Paul, Paul Mathis, décédé à 98 ans. Un homme discret, extrêmement pieux, pétri de dévouement et de charité chrétienne. Elle tenait de lui. Son mari René, René Magenthies, un homme prévenant, méticuleux, attentionné, doux, avec qui elle a été très heureuse. Ils formaient un très bon couple. Enfin son fils Jean-Michel, un garçon adorable, délicat, affectueux pour sa mère et tous les siens. Une grande perte pour la famille. Odile a puisé dans sa Foi la force de surmonter ces terribles épreuves. Elle priait pour sa famille, ses amis. C’est si rare aujourd’hui.

La célébration de ses 100 ans à la Maison de Retraite a été une très belle fête, très « familiale ». Odile s’était impliquée dans la vie de l’Établissement. On l’a rappelé. Elle participait aux sorties, aux voyages, aux repas, aux chants. J’étais à côté d’elle pendant cette petite cérémonie. Elle chantait. Elle connaissait les paroles. Je lui ai dit qu’elle chantait bien. Du tac au tac, elle m’a répondu « mais tu sais, parfois je déchante ».

Je me souviendrai toujours d’elle chantant « Alléluia, Alléluia, Allélu u-u-u-u ia ! » de sa petite voix flûtée. Adorable !

                                       Bon anniversaire Odile et reste encore avec nous

Ce 18 octobre 2022


Adieu Emmanuel

Journal de Millau et Allocution prononcée pour les obsèques d’Emmanuel dans l’Église du Massegros le vendredi 10 septembre 2021


Mon intention est d’évoquer seulement deux épisodes de la vie d’Emmanuel.

D’abord les circonstances de sa naissance le 14 juillet 1939. Cette date a un intérêt supplémentaire si l’on se rappelle qu’elle précède de quelques mois la déclaration de la guerre de 1940. Sa naissance précède de deux ans à peine la naissance de son frère Bernard qui est là parmi nous et qui est né lui après le début de la guerre. Le bonheur de leurs parents a été terni par ces circonstances dramatiques. Paris devient la cible de tous les dangers, les bombardements de la banlieue, l’invasion et l’occupation allemande et en complément, les restrictions alimentaires, la pénurie de denrées de base, du lait, vital pour des jeunes enfants et pour un nouveau-né. Pour s’approvisionner, il faut partir de bon matin en grande banlieue ou dans des fermes de départements voisins jusque dans l’Orne. C’était coûteux, dangereux, épuisant et aléatoire. Contraints et forcés, les parents d’Emmanuel et de Bernard vont prendre une décision grave, de se séparer de leurs enfants, de les éloigner de Paris et de les envoyer en province pour les mettre en sécurité. C’est une décision courageuse et un terrible sacrifice. Aussi je ne te cache pas Emmanuel qu’aujourd’hui, alors que nous sommes réunis autour de toi, ma pensée va vers eux.

Le voyage de Paris à Millau a dû être épique. Les trains n’avaient ni heure de départ ni heure d’arrivée. Le voyage a peut-être duré un ou deux jours. Vous êtes arrivés tous les deux en famille à Mostuéjouls où nous étions réfugiés. Toi, Emmanuel, tu devais avoir trois ans et toi, Bernard, quelques mois. Nous étions heureux de connaître nos jeunes cousins et nous avons été élevés comme des frères. Nous avons vécu ensemble jusqu’à la fin de la guerre puis nous nous sommes quittés pour reprendre une vie familiale normale. Si je raconte cet épisode, ce n’est pas par goût de l’anecdote mais pour mieux comprendre l’attachement particulier d’Emmanuel pour Mostuéjouls.

Le deuxième épisode de la vie d’Emmanuel dont je voudrais parler, ce sont les années de sa retraite. A la retraite, Emmanuel a choisi de revenir au pays de ses racines, de ses doubles racines lozériennes et aveyronnaises. La Lozère, pour Emmanuel, c’est évidemment le Massegros où il a passé les vacances de toute son adolescence. C’est là qu’il va même rencontrer Annick son épouse. C’est là qu’il prendra un jour la décision importante de s’implanter au Tensonnieu. Il y achètera une maison qu’il occupera jusqu’à la fin de sa vie. Le Tensonnieu n’est pas neutre dans notre histoire familiale, c’est le village natal de son arrière-grand-mère Palmyre Privat, la sœur de l’abbé Privat qui a fait construire l’Eglise où nous sommes.

Mais la Lozère c’est aussi pour Emmanuel le Causse de Sauveterre. Emmanuel est un solitaire qui a besoin d’espace et de liberté, qui a besoin de vastes étendues où il aime marcher seul ou avec son chien Tito qui figure sur la photo placée sur son cercueil. C’est pour lui un besoin biologique et psychologique peut-être, c’est là qu’il se ressource et qu’il puise son équilibre intérieur.

Pour autant, Emmanuel a éprouvé le besoin de renouer avec Mostuéjouls et avec ses racines aveyronnaises. Il a adhéré au mouvement de défense du patrimoine de Mostuéjouls, l’ADPCM. C’est une association dynamique et précieuse car Mostuéjouls est doté d’un patrimoine important, les deux églises romanes de Notre-Dame des Champs et de Saint Sauveur de Liaucous et l’ermitage de Saint Marcellin, entre autres. Emmanuel s’y engage à fond. Il en a été un des pionniers. Il en deviendra Président et en sera le trésorier pendant de longues années. Je salue d’ailleurs avec émotion la présence dans cette assemblée de son actuel Président et de ses amis de Mostuéjouls venus lui rendre un hommage mérité. Emmanuel – et Annick qui s’est impliquée elle aussi dans l’association de Mostuéjouls du «Livre perché» – n’y avaient ni maison ni pied-à-terre. Intervenir bénévolement dans la vie d’un village voisin est une initiative rare. Emmanuel l’a fait. Pourquoi ? Je ne le sais pas. Je ne lui ai jamais posé la question. Peut-être par amour simplement du patrimoine ? Mais peut-être aussi pour exprimer à Mostuéjouls, sa gratitude de l’avoir accueilli enfant. C’est une hypothèse, nous ne le saurons jamais. Emmanuel était un homme secret qui ne se répandait pas sur ses états d’âme, il avait une façon à lui d’œuvrer dans le silence, dans l’ombre, avec le souci d’être présent et efficace. Le reste ne l’intéressait pas, ni les honneurs ni la reconnaissance ni les commentaires. Tel il était.

Voilà ce que je voulais simplement dire.

Adieu Emmanuel et merci, nous ne t’oublierons pas.


« Histoire d’os »

Je me demande où faire figurer cette anecdote. Au chapitre des histoires vécues ? Car c’est une histoire vraie, ou en souvenir d’Emmanuel qui en a été le héros ? À vrai dire, c’est un événement familial banal mais autrefois dans les réunions de famille, une fois éliminés les sujets sérieux, sur la santé, les deuils, la politique locale ou générale, les discussions déviaient toujours vers les vieux souvenirs, vers les petits évènements qui avaient ponctué la vie des enfants. Cette histoire en est le reflet.

Emmanuel devait avoir 4 ans. C’était pendant la guerre. Nous avions eu le bonheur de voir arriver pour Noël quelques membres de notre famille parisienne, mon père et nos cousins Roger et Lilie Durand qui étaient les parents d’Emmanuel et de Bernard. Nous ne les avions pas vus depuis plus d’un an. Ils avaient réussi à obtenir des Allemands un visa pour franchir la ligne de démarcation. Leur train est arrivé à Sévérac en fin de journée. Grâce à la gentillesse d’un lointain parent, ils ont pu rejoindre le Massegros en voiture à cheval avant la nuit. Ils ont pu s’y reposer et dormir chez notre vieille tante, Louise Privat. Le lendemain matin de bonne heure, sous la neige qui avait commencé à tomber dans la nuit, ils ont pris la route de Mostuéjouls. En plein hiver, à pied, une bonne quinzaine de kilomètres sur un Causse inhospitalier, désert, balayé par des rafales de vent et de neige. Ils sont arrivés en début d’après-midi vers 15 heures, transits de froid, recouverts de flocons et morts de fatigue car ils avaient tenu à apporter avec leurs affaires personnelles nos cadeaux de Noël. Pour moi, comme cadeau de Noël de mes cousins libraires, mon premier petit dictionnaire Larousse. Combien de temps ai-je passé à en comprendre le fonctionnement et à découvrir l’orthographe des mots ? Un cadeau inoubliable.

La famille était comme par miracle réunie au grand complet ou presque. Une famille n’est jamais aussi resserrée qu’autour de la table à l’heure des repas. Avec les rallonges, elle occupait presque toute la longueur de la salle à manger. Elle était recouverte d’une grande nappe blanche en damassé usé sur laquelle étaient disposées les assiettes du « service », mais aussi les couverts « en argent », les verres à pied, les dessous de plat et de bouteille. Les verres étaient dépareillés mais on sentait qu’il y avait comme un air de fête et de cérémonie. Nous étions 12 autour de la table, mes parents, mes oncle et tante, mes cousins Roger et Lilie, Rose notre employée … Comme je trouve ce mot inapproprié, elle qui était pour nous comme une grande sœur … et les 5 enfants Philippe, Monique, Emmanuel, Bernard, et moi.

Le menu était frugal, aurait écrit La Fontaine. C’était la guerre et un temps de restrictions sévères. En entrée, les inévitables œufs-mimosa ; en plat principal ce jour-là, un lapin-pommes de terre, et au dessert un « roulé » à la gelée de mûres. Le lapin avait dû être prédécoupé. On se demande encore aujourd’hui comment mon père arrivait à faire tous les jours 12 parts dans le plat principal. Avec le lapin, c’était limite : les pattes-avant, les pattes-arrière, le râble et la tête fendue dans le sens de la longueur et que revendiquait notre Tante. Nous n’étions pas dupes, c’était pour nous permettre d’avoir les meilleurs morceaux.

Le lapin était délicieux, mais dans un lapin il y a des os. Tout se passait bien lorsque tout à coup Emmanuel s’est mis à tousser. Une toux enrouée, rauque, quinteuse, entrecoupée de spasmes respiratoires imitant « le chant du coq ». Quelqu’un d’avisé s’est mis à crier : « il a dû avaler un os de lapin » ! Aussitôt branle-bas de combat ! En un instant la situation a pris un tour dramatique. Les adultes se lèvent. Le repas est interrompu. On extirpe Emmanuel de sa chaise. On lui ouvre la bouche de force, on tente d’aller chercher quelque chose dans le fond de sa gorge. Il régurgite mais pas d’os dans le vomi. L’Oncle utilise les grands moyens, on renverse Emmanuel, on le pend par les pieds, on le secoue comme un prunier. L’enfant passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel mais finalement Rien … On ne trouve rien ! La toux finit par s’arrêter. Tout le monde se calme, rejoint sa place. Dans les assiettes, le lapin est froid mais on reprend le cours normal du repas.

On remet Emmanuel sur sa chaise tout en le surveillant du coin de l’œil. Lui, se remet petit à petit de ses émotions. Il regarde autour de lui, étonné de tout ce remue-ménage. Pendant toute cette séance, il a tenu ses petits poings bien fermés. Maintenant il se détend, il sourit, il écarte progressivement ses doigts et là il nous dévoile l’os de lapin qui était caché depuis le début dans le creux de sa main …?

Soulagement, et éclat de rire général. Il n’en fallait pas plus pour que cette histoire prenne rang dans nos annales familiales.


Maurice

C’est une vieille histoire, l’histoire d’une amitié de plus de 80 ans.
Maurice et moi sommes ce que l’on appelle des amis d’enfance. Dès 1939, à l’approche de la guerre, toute notre petite famille quitta préventivement la région parisienne, et arriva à Mostuéjouls, le village de nos racines, juste avant la débâcle. Nous nous sommes installés dans la vieille maison familiale, héritée de nos grands-parents. Elle avait fait l’objet de quelques réparations mais n’avait encore à l’époque ni eau courante ni chauffage. Le volume de nos bagages, de nos vêtements et même de nos jouets, laissait entendre que nous n’y venions pas pour un court séjour et de fait nous y sommes restés plus de 5 ans, pendant toute la durée de la guerre, jusqu’en 1945.

Dans ma relation avec Maurice, et compte tenu de notre âge, nous avions 5 et 6 ans à l’époque, nos jouets ont tenu beaucoup de place. J’avais reçu en cadeau de Noël à la Mairie de Neuilly, un magnifique camion Citroën. Par chance, il avait fait partie de notre déménagement et était arrivé jusqu’à Mostuéjouls. C’était un camion de bonne taille, métallique, monté sur pneus. Les roues étaient mobiles et avec nos mains d’enfant, nous pouvions les actionner à partir du volant accessible par sa porte avant gauche. À l’arrière, la plateforme de chargement était bordée de chaque côté par des ridelles rabattables. Pour les garçons que nous étions, ce jouet nous donnait un avant-goût du plaisir de conduire un jour une automobile, et pour Maurice de conduire un jour un camion, ce qui fut son métier.

Mon frère Philippe et moi avons fait rapidement connaissance avec
les enfants de notre voisinage : Momond et Mimie de la Poste, René
Vernhet de la maison voisine, et Maurice qui habitait aussi notre
quartier. Maurice était fils unique, relativement seul à son domicile.
Notre arrivée avec toute notre caverne d’Ali Baba de jouets avait exercé
sur lui une forte attraction. Il prit rapidement l’habitude de venir en
profiter le matin de bonne heure avant même notre réveil. Notre mère
était entrée dans son jeu. Elle laissait la porte de la maison ouverte. Il ne
lui restait plus qu’à entrer. En douce, il se rendait dans le petit patio
intérieur où il pouvait disposer tranquillement et seul, dans le silence du
matin, de tous nos jouets et notamment du fameux camion Citroën.
Notre mère nous a souvent raconté que, de la cuisine où elle prenait son
petit-déjeuner, elle entendait Maurice imiter le bruit du moteur des
voitures : « vroum, vroum ! » et râler même quelquefois fois à voix haute
après les gens du village qui, selon lui, ne savaient pas conduire et ne
respectaient aucune priorité. En somme, il était là comme chez lui,
savourant le bonheur de jouer avec le contenu de tout un garage
miniature et de pouvoir en disposer seul.

Nous avons vite compris cependant que ses visites n’étaient pas vraiment du goût de ses parents. Sa mère est même venue le chercher un matin, inquiète peut-être seulement de savoir où il était passé. Quelques jours plus tard, on frappa violemment à la porte. Notre mère alla ouvrir. C’était le grand-père de Maurice, avec son chapeau mou sur la tête et le fouet du cheval bien en évidence entre ses mains.

Le dialogue entre notre mère et lui ne laissa aucun doute sur ses intentions.

  • Maurice est là ?
  • Oui, il est en train de jouer sur la terrasse.
  • Appelez-le
  • Ne soyez pas inquiet. Maurice ne nous dérange pas. Il joue
    tranquillement. C’est moi qui lui ai ouvert la porte.
  • Il n’a rien à faire ici.
  • Mais vous n’allez tout de même pas lui donner le fouet. C’est un
    enfant. Il n’a rien fait de mal.
  • Ça me regarde. À cette heure, il a autre chose à faire qu’à jouer. Il y
    a du travail à la maison …

Notre mère comprit très vite qu’il n’y avait rien à négocier. Elle appela
Maurice. Il comprit qu’on était venu le chercher. Il abandonna les jouets,
passa la porte, le dos voûté, la tête enfoncée dans les épaules, comme un
enfant pris en faute. Le grand-père l’accueillit dans la rue en lui lançant
« à l’oustal ! ». Le fouet claqua … en l’air seulement, même si aujourd’hui
Maurice affirme que son grand-père pouvait être brusque.

Ainsi peut naître une amitié. C’est une histoire vraie mais qui est la
marque d’une autre époque, d’une époque où existaient dans les villages
des clivages, des cloisons entre certaines familles, des barrières sociales
édifiées à partir d’anciennes querelles, de différences d’opinions
politiques ou religieuses, de vieilles jalousies, ou quelquefois même à
partir de 3 fois rien. Des histoires incompréhensibles pour les enfants.
Maurice a été interdit de venir chez nous, mais il a continué de venir
nous voir en cachette et nous ne nous sommes finalement jamais quittés.

La guerre finie, nous nous sommes séparés. Nous avions grandi.
Nous étions devenus des adolescents. Chacun a pris sa route. Maurice est
devenu chauffeur routier, je suis devenu médecin. Tout était réuni pour
que nous soyons à nouveau victimes de divisions artificielles. Cela n’a
pas eu lieu et nous sommes restés en contact tant bien que mal.

Sur nos vieux jours, Mostuéjouls est devenu le lieu de nos
retrouvailles. Faute de pouvoir nous déplacer, il ne se passe pas un mois
sans que Maurice et son épouse Eliette ne viennent nous voir. Nous nous
installons sur la terrasse. Nous parlons de choses et d’autres, du temps,
du jardinage, du village, de nos familles, de nos soucis parfois, de nos
problèmes de santé. Nous évoquons nos souvenirs, y compris le souvenir
de ce vieux camion Citroën qui bien sûr a disparu, mais qui a tenu tant
de place dans les jeux de notre enfance et dans notre amitié. À l’occasion,
nous partageons une part de clafoutis, de fouace, une tasse de thé, une
boisson fraîche ou rien. Nous avons toujours un œil sur Madeleine. Les
auxiliaires de vie sont là, le plus souvent Kelly ou Sandrine. L’après-midi
se passe dans beaucoup de douceur, d’amitié et d’affection. Vers 18
heures, nous nous séparons, heureux d’avoir passé un bon moment
ensemble. Au moment de nous quitter, nous nous embrassons comme de
vieux frères.

Ce 14-07-24
AB


Dominique

En raison de son âge et en dépit de sa trisomie, Dominique était en
quelque sorte la grande sœur de toute l’équipe de la Placette. Son frère
Jean-Marc et elle avaient perdu leur Maman pendant leur enfance. Par sa
personnalité, Dominique avait une place unique dans le groupe. Elle en
était même un élément irremplaçable.

Dans le quartier, nous formions l’été une sorte de grande famille.
Les Privat étaient nos voisins. Clotilde, Blandine et Emmanuelle étaient
les enfants de Charles et de Marie-Françoise. Pendant les grandes
vacances, nos enfants Catherine, Françoise, Anne et Philippe venaient
compléter le groupe. Parfois venaient s’y ajouter des cousins, des voisins
ou des amis de passage. La rue et la Placette étaient leur aire de jeux et de
réunion. Le village leur appartenait et hors les murs, la campagne jusqu’à
leur cabane de Penidel. Toute cette joyeuse bande donnait au quartier
une vie qui a complètement disparu depuis qu’ils ont tous pris leur envol.
Des promenades étaient programmées chaque jour ou presque, au
bord du Tarn, au pont du Rozier ou au Moulin, ou encore à Bellevieille.
Charles embarquait une grande partie des enfants dans sa Citroën, un
break qui était si long qu’il y avait même un rang de strapontins à
l’intérieur. Marie-Françoise, que Dominique a appelé toute sa vie
« Maman » se chargeait le plus souvent du goûter. A Bellevieille, les filles
avaient investi un ensemble de rochers dont elles avaient fait leur
château. Elles y jouaient des heures entières. Hélas, tout ce beau décor a
disparu depuis l’incendie qui a ravagé le Causse pendant l’été 2023.

Je me souviens d’un dimanche matin où nous nous étions tous
donnés rendez-vous à la Placette. Nous avions sans doute prévu d’aller à
la messe dans un village voisin, ou peut-être tout simplement de faire une
grande promenade de toute la journée. Tout le monde était fin prêt à
l’heure dite, mais on dut patienter car il manquait un des participants.
C’était le père de Marie-Françoise qui avait pris son temps et n’avait pas
vu l’heure passer. Ma mère que nous appelions « Mamie » était la
doyenne du groupe. Elle s’autorisa à faire à haute voix une remarque
pour marquer son impatience. C’était dans ses habitudes et son
tempérament : « Mais qu’est-ce qu’il fait donc le grand-père ? ».
Dominique monta immédiatement au créneau. Elle ne pouvait supporter
qu’on s’en prenne à un membre de sa famille, et encore moins au grand
père. Ses yeux étincelants d’indignation et dans son vocabulaire que
j’appellerais « trisomique », faute de lui trouver un autre adjectif, elle
cloua le bec de Mamie en lui décochant : « Toi, Mamie, ÉCRASE !! ».
Tout le monde partit d’un éclat de rire général, y compris Mamie.
Ce n’était pourtant pas dans ses habitudes de se faire épingler de cette façon
mais c’était trop drôle, et à Dominique on pardonnait tout.

Pour autant, on ne saurait résumer Dominique à une anecdote. Elle
portait le poids de sa trisomie, mais elle avait du caractère et on ne la
taquinait pas impunément. Elle savait se défendre et avait le sens de la
répartie. Il y a peu, Emmanuelle, sur la terrasse où nous nous étions
rencontrés avec Marie-Françoise, nous a raconté qu’un jour, à la radio,
en apprenant la mort d’un célèbre truand, tué dans une embuscade,
Dominique s’était écrié : « Chic ! un de plus en moins !! ». Et avec
l’accent du Creusot, que malheureusement je ne puis reproduire ici. Elle
était un personnage et sa différence nous a enrichis.

Mais le temps passe. Dominique a marqué à sa façon une époque
heureuse où nous étions de jeunes parents et où nos enfants remplissaient les rues du village de leur joie de vivre. Cependant l’important est de ne pas oublier l’essentiel. Dominique a été à l’origine d’un grand bouleversement dans sa famille. Au Creusot, son père Charles et Marie-Françoise qui est devenue sa seconde maman, ont consacré une partie de leur vie à la cause des enfants et des adultes trisomiques handicapés. Qui d’ailleurs mieux que Marie-Françoise mériterait de parler de Dominique dont elle a été l’ange gardien toute sa vie. Elle l’a protégée et guidée à toutes les étapes de son existence. Elle l’a aidée à surmonter ses problèmes de santé. Elle l’a accompagnée jusqu’au bout.

Aujourd’hui Dominique n’est plus. Elle est décédée en 2017, à l’âge de 64
ans. Elle repose auprès de Charles Privat, son père, dans la tombe
familiale du Cimetière de Mostuéjouls, au pied de la Chapelle romane de
Notre-Dame-des-Champs, au bord du Tarn.

Alexis Baldous, ce 13 février 2024