Tableau Désiré Lucas

C’était en août 2015, à Grenade, devant la maison-musée de Federico Garcia Lorca.
Madeleine avait 79 ans.
C’était très peu de temps avant l’apparition des premiers symptômes de ce qui va suivre …
La Fugue
Pourquoi serais-je gêné de parler de quelque chose d’intime qui est le lot aujourd’hui de tant de familles. Mon épouse Madeleine est atteinte d’une maladie d’Alzheimer depuis 6 ans. On ne cache plus de nos jours les malades comme autrefois. Nous avons pris le parti de continuer de vivre normalement comme avant. Madeleine a été une épouse, une maman, une grand-mère merveilleuse. Elle a été professeur d’Anglais pendant des années, une enseignante appréciée de ses élèves. Pourquoi devrait-elle être désormais privée de réunions familiales, de repas entre amis, de nature, de soleil, de vie sociale, de musique, de tout ce qui faisait partie de sa vie de chaque jour. Cela lui fait tellement de bien.
Sur ce chemin je l’accompagne 24 heures sur 24, sans grand mérite car je ne pourrais pas vivre autrement. Dans un Service social où j’étais allé demander un supplément d’aide à domicile, on m’a rappelé que « légalement », je devais assistance à ma femme. C’est tout à fait vrai ! J’en ai pris l’engagement le jour de notre mariage il y a près de 65 ans. Vous savez, c’est la fameuse formule « pour le meilleur et pour le pire ». Ce n’était pas la peine de me le rappeler. La personne s’en est excusée.
Non, ce qui a été déterminant, c’est l’évènement suivant. Au début de sa maladie, en raison d’un épisode de désorientation et d’agitation, Madeleine a dû être hospitalisée en Médecine. Après un traitement adapté, elle a ensuite été transférée en Moyen Séjour. Elle souffrait beaucoup d’être seule dans une chambre et d’y être plus ou moins enfermée. J’en étais moi-même très malheureux pour elle. Finalement un jour, elle s’est enfuie de l’Hôpital. Comment ? Elle ne connaissait pas le code de la porte. Elle a donc profité du départ des membres d’une famille venue rendre visite à un malade. Elle s’est faufilée parmi eux et s’est retrouvée dehors. Dans quelle tenue vestimentaire ? En chemise de nuit et robe de chambre sans doute, je ne m’en souviens plus. Il ne lui restait plus qu’à retrouver le chemin de la maison distante d’environ un kilomètre. Là était le problème.
Dès que sa fugue a été constatée, elle a été recherchée dans tout l’Hôpital sans succès. J’ai alors été prévenu par téléphone de sa disparition. Beaucoup de temps s’était écoulé. La Police a été alertée, la Gendarmerie, les Pompiers aussi. Avec mes enfants et l’aide d’amis et de voisins, nous sommes partis à sa recherche. C’est grand une ville ! … Le temps passait, l’après-midi avançait, nos recherches étaient toujours vaines. Nous étions revenus à la maison dans une profonde inquiétude lorsque subitement comme par miracle, elle est apparue sur le trottoir au coin de la rue. Comment était-elle arrivée là ? Mystère … Seule ou accompagnée par quelqu’un, nous ne l’avons jamais su et nous ne le saurons jamais.
Elle était là, immobile, calme, regardant la maison comme un rêve devenu pour elle une réalité. Nous avons été soulagés d’un terrible poids. Nous nous sommes précipités dehors pour l’accueillir, la rassurer, la serrer dans nos bras. Elle paraissait fatiguée, fragile, mais dans son regard, totalement déterminée. Sans rien dire, elle nous signifiait sa volonté de revenir à la maison chez elle et d’y rester. Nous avons prévenu l’Hôpital. À cet instant je me suis juré de faire pour elle ce qu’elle aurait fait sans aucun doute pour moi, comme l’aurait fait sa Maman et comme le faisait à l’époque sa belle-sœur pour François, le frère de Madeleine, pour une pathologie différente mais tout aussi invalidante.
Cette disparition qui se terminait de façon heureuse nous a fait mesurer pour la première fois que la fugue est une des complications les plus redoutables de la maladie d’Alzheimer. On ne le sait pas assez.
Que dire de plus ? J’ai été médecin 40 ans de ma vie. Je n’ai évidemment pas empêché les gens de mourir et je n’ai pas guéri tous mes malades malheureusement. Néanmoins j’ai exercé pendant des décennies où la Pharmacologie, la Médecine, la Chirurgie ont fait des progrès tout à fait exceptionnels : disparition de certaines maladies grâce aux vaccins et à la vulgarisation des antibiotiques et de médicaments d’une très grande efficacité. Apparition de techniques prodigieuses en Cardiologie, en Ophtalmologie et dans tellement d’autres secteurs. Oui, j’ai eu la chance et j’ajoute même, nous avons eu la chance de guérir beaucoup de nos malades là où il y a un peu plus d’un siècle il n’y avait rien et où l’espérance de vie était en moyenne de 40 ans.
Seulement voilà, contre la maladie d’Alzheimer, il n’y a aujourd’hui toujours rien. Des maladies nouvelles sont apparues, une Pandémie qui a mobilisé toute la planète. Les Laboratoires dans des délais records ont mis au point des vaccins qui ont suscité plus de méfiance que d’enthousiasme. Mais pour lutter contre la maladie d’Alzheimer et quelques autres qui mériteraient elles aussi d’être appelées « orphelines », il n’y a rien de nouveau. Faute de médicaments, tout ce que je peux offrir à mon épouse, c’est l’amour qui nous unit depuis toujours comme c’est le cas de beaucoup de couples. Tout ce que je peux faire, c’est de l’aider à accomplir les gestes élémentaires de la vie courante comme l’on dit, de la surveiller pour éviter les fugues, de l’aider à se lever, à faire sa toilette, à s’habiller, à manger, à marcher, de l’aider à se relever quand elle tombe … Je crois avoir fait le tour de ma profession. D’abord Médecin – je le serai toute ma vie – occasionnellement infirmier ou aide-soignant, je suis maintenant en quelque sorte « Auxiliaire de vie ». C’est une belle mission que d’aider quelqu’un à vivre, surtout lorsqu’il s’agit de l’être qui vous est le plus cher au monde.
Noël 2021
La Fenêtre
C’était, je pense, par une belle matinée de printemps il y a déjà quelques années, au début de la maladie de Madeleine. J’étais dans la cuisine au rez-de-chaussée en train de préparer sans doute le petit-déjeuner. La fenêtre était ouverte lorsque j’ai entendu distinctement une passante qui était dans la rue sur le trottoir d’en face, dire à haute voix : « Vous savez, Madame, c’est dangereux ce que vous faites. Vous pourriez tomber et vous faire très mal ». J’ai aussitôt abandonné ce que j’étais en train de faire pour monter en vitesse au premier étage. Notre chambre était vide mais dans la salle de bain, Madeleine était debout dans l’encadrement de la fenêtre, tournée vers l’extérieur et en train de dialoguer apparemment avec quelqu’un. Je me suis approché d’elle en silence. Je l’ai enlacée doucement mais fermement. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait là. Elle m’a répondu que des enfants l’appelaient de l’autre côté de la rue et qu’elle devait aller les aider. Je lui ai conseillé de descendre. Elle s’est laissé guider par la main sans opposer de résistance. Arrivée à la cuisine, elle s’est installée pour déjeuner et ses idées se sont évanouies comme par magie.
Avec mes enfants présents, j’ai aussitôt réalisé que nous venions d’échapper à un drame. Une chute du premier étage sur le pourtour cimenté de notre maison aurait été fatale. Comment l’aurions-nous interprétée ? Comme un geste suicidaire ? Hypothèse terrible … Par chance, ce drame n’avait pas eu lieu mais faute de l’avoir anticipé, nous en ressentions une culpabilité et un remords qui auraient pu nous accompagner le restant de nos jours. Ce trouble nous a poursuivi un certain temps. Un ami psychiatre que nous avions mis au courant a trouvé la bonne formule pour nous libérer de ce cauchemar : « Arrêtez de vous torturer. Dîtes-vous bien qu’une malade qui est la proie d’hallucinations ne fait pas de différence entre une porte et une fenêtre ». C’était la réponse simple dont nous avions besoin pour échapper à nos éternelles interrogations. Aurait-elle suffi si l’accident s’était produit ? Je l’ignore. En tout cas elle nous dictait pour l’avenir d’être vigilants. Ce serait désormais une exigence de tous les jours.
Dans le trouble qui s’était emparé de nous, nous avons oublié cette passante de la rue qui nous avait alertés calmement, avec le ton de la voix et les mots qui convenaient. Elle a sûrement évité une catastrophe terrible pour notre malade et pour nous tous. Je revois sa silhouette, une personne d’une soixantaine d’années, coiffée d’un bonnet de laine. Son visage ne m’était pas connu. Elle a disparu dans le dédale des rues de notre quartier. Mais l’avons-nous vraiment recherchée ? Nous étions si bouleversés. Elle n’est pas revenue et c’est dommage. Si ce blog peut lui transmettre un message après tant d’années, qu’elle sache que la personne qu’elle a vue sur la fenêtre est toujours là et que nous ne la remercierons jamais assez de lui avoir sauvé la vie, et la nôtre par la même occasion.
Coup Double
On ne me changera pas. Je suis toujours tenté de repérer le côté humoristique des choses même lorsque les évènements ne sont pas particulièrement drôles. Est-ce lié à mes origines méridionales ? C’est possible mais mon épouse elle-même était très sensible au comique de situation. Voici une première histoire.
Dans le contexte des soucis que me procurait sa santé, j’étais allé chez le coiffeur. Par besoin sans doute mais aussi pour me détendre un peu. Les coiffeurs savent, je crois, qu’ils peuvent à l’occasion servir de sas de décompression. Je reviens chez moi détendu. Quand à ma grande surprise, je constate que devant notre maison, une ambulance, gyrophares allumés, occupe toute la largeur de la rue. J’en déduis tout de suite qu’en mon absence, un incident s’est produit. Je rentre. Madeleine est étendue sur le sol du hall d’entrée. Elle a fait une chute dans l’escalier, s’est heurtée la tête en tombant sur les dernières marches, elle est assommée. Mais tout d’un coup je m’aperçois qu’une autre personne est également allongée sur le sol, un peu plus loin à côté d’elle. Il s’agit de notre voisin qui avait été appelé en renfort. Il a fait un malaise et a perdu connaissance. Les ambulanciers ne savent plus où donner de la tête. J’arrive à propos. Mon épouse va mieux mais ils considèrent qu’ils étaient venus à l’origine pour elle. Je leur conseille plutôt de prendre en charge notre voisin qui ne va pas bien et qui a du mal à reprendre conscience. Palabres. Finalement, ils acceptent de l’emporter aux urgences à l’Hôpital mais c’est tout juste si je ne suis pas obligé de signer une décharge. Il rentrera heureusement chez lui quelques heures plus tard. Madeleine se remettra à son tour de sa chute sans être admise aux urgences.
Ainsi va la vie. Il peut arriver qu’on ne puisse même pas aller chez le coiffeur tranquille …
Yvonne
Le Neurologue m’a proposé de faire suivre Madeleine par un Médecin Géronto-Psychiatre. Nous sommes donc allés en consultation un après-midi à l’Hôpital de Quimper où il dirigeait un service spécialisé. Lorsque nous sommes arrivés l’ambiance était particulière. C’était l’heure des chants et de la chorale. Autour de l’infirmière chargée de cette activité, les pensionnaires chantaient de leur voix chevrotante les couplets classiques : « Nous n’irons plus au bois les lauriers sont coupés ». J’ai tout de suite senti chez Madeleine une certaine impatience. A la deuxième chanson : « Il était un petit navire qui n’avait ja, ja, jamais navigué », elle s’est levée d’un coup et a dit à haute voix : « Maintenant on part !», ce qui voulait dire : « ça suffit ! ».
Je l’ai incitée à être patiente. Le médecin qu’elle devait consulter allait la recevoir dans un instant. Il arrive en effet et l’emmène en consultation dans son bureau. Quelques instants après, il revient seul, se dirige vers moi et me demande : « Mais dites-moi, votre femme elle s’appelle comment ? ». Je lui réponds : « Elle s’appelle Madeleine ». « Ah bon ? parce qu’on m’a donné un dossier où il n’est uniquement question que du prénom Yvonne et quand j’appelle Yvonne, elle ne répond pas, elle regarde ailleurs, elle pense peut-être que j’appelle ma Secrétaire ! … ». Je lui explique en deux mots que ses parents ont eu deux enfants, un fils qui a été appelé François comme son père et une fille qui a été appelée Yvonne comme sa mère. Sauf que la marraine qui s’appelait Madeleine a tenu à ce que sa filleule s’appelle Madeleine comme elle. Madeleine est donc uniquement un prénom de baptême qui ne figure pas à l’Etat civil. Le médecin repart aussitôt dans son bureau en me disant : « Des c…..ies ». Je rectifie en lui disant : « … des complications ». « Comme vous dites » reprend-il en écho.
Et de fait ce fut une complication toute sa vie. Au lycée de Brest où elle a fait toutes ses études, on ne la connaissait que sous le nom de Madeleine Lamandé. La surprise fut énorme quand elle ne figura pas sur la liste des élèves reçus au Baccalauréat, alors qu’elle était une excellente élève. Madeleine Lamandé ne figurait pas sur la liste mais Yvonne Lamandé y était, à la surprise de ses amis.
Pour tout dire, je crois que toute sa vie elle a été heureuse de s’appeler Madeleine Lamandé.
Deux rêves
Rêve de Toussaint
Dans mon rêve, je dis à Madeleine: » Tes parents sont âgés maintenant, nous devrions aller les voir plus souvent. Nous pourrions au moins leur téléphoner tous les dimanches ». Elle me répond : « Oui, mais tu sais bien que je suis malade » – « Dans ces conditions, lui dis-je, je dois aller à Brest demain, j’irai les voir ». -« Bon, alors je t’accompagnerai ».
Le lendemain, nous allons à Brest et de là, à Plouguerneau où ils résident. Nous trouvons leur maison vide. Nous les cherchons. Nous sommes inquiets de ne pas les voir. Et tout d’un coup, nous nous souvenons qu’ils sont morts depuis plus de dix ans …
Alzheimer, faux espoir
Dans mon rêve, Madeleine est comme elle était toujours, jeune, jolie, élégante, souriante, gaie, toujours occupée à faire quelque chose. Je la regarde. Elle vient vers moi et me dit : » Mais oui, c’est moi, je parle, je parle comme avant, j’ai retrouvé la parole, c’est vrai, crois-moi, je suis guérie. Tu vois bien, je parle maintenant, je suis guérie ! ».
Dans mon sommeil je suis soulevé par une énorme bulle de bonheur. Je me réveille. Madeleine est là auprès de moi. Elle est calme. Elle dort. Hélas, il n’y a rien de changé dans son état. L’émotion est trop forte. Je la prends dans mes bras et j’éclate en sanglots.
La Séparation
C’était un matin. Nous étions dans le salon. Je sentais Madeleine en proie à une certaine fébrilité et à une certaine inquiétude. Tout d’un coup elle se retourne vers moi et me demande en me regardant : « Mais enfin, où il est Alexis ? ». J’eus la sensation de recevoir un coup de poing dans la poitrine. Je restai debout, interdit, devant elle, terriblement ébranlé. Je compris que Madeleine venait de me dire : « je te vois mais je ne sais plus qui tu es ». Je réalisai que Madeleine s’en allait, qu’elle me quittait et que la maladie était en train de nous séparer. J’étais bouleversé. J’en compris ensuite le mécanisme mais à cet instant je ne m’y attendais pas. Je n’oublierai jamais ce moment, certainement le plus cruel et le plus douloureux de ma vie, de notre vie …
Aujourd’hui nous avons franchi des étapes. Madeleine ne s’exprime plus par la parole depuis plusieurs années et par certains aspects elle est absente, mais elle est là, présente physiquement, égale à elle-même par sa façon d’être, son calme, sa sérénité, son regard, par ses mains à la recherche de contacts, de caresses, par son besoin d’affection, d’amour, de sécurité de la part de tous ceux et de toutes celles qui l’entourent.
Rien n’est jamais fini.
Pour toi Madeleine
Par la Bretagne de tes racines,
Par Brest où tu es née,
Par Rennes où je t’ai rencontrée,
Par le « Hoche » et la rue d’Antrain,
Par le Boulevard Jacques Cartier,
Par ces moments inoubliables,
Par Plouguerneau de ton enfance,
Par le Carpont et par les Floc’h,
Par la main de ton grand-frère,
Par le Brest de l’après-guerre,
Et par le Lycée en baraques,
Par l’enfant que tu as été,
Par la femme que tu es devenue,
Par la Rue de Siam et la rue George Sand,
Par Sainte-Anne et l’Hôpital Morvan,
Par la Bretagne de nos amours,
De nos enfants qui y sont nés,
Par Ploaré et la plage du Ris,
Par tes Parents,
Par la route de Guissény,
Par la rue Saint-Exupéry
Par la rue Monte au Ciel,
Et tes élèves des Saints-Anges,
Et par l’Angleterre aussi,
Par Barbate et par l’Espagne,
De notre famille, de nos amis,
Par le passage Saint-Herlé,
Par toi devenue Mamie,
Par tes douze petits-enfants,
Et par les suivants,
Par ton sourire, par ton courage,
Par ta fidélité, par ton amour,
Par tes souffrances,
Par Mostuéjouls de ton silence,
Par Mostuéjouls de nos vieux jours,
Par tout ce que je n’ai pas su faire,
Par tout ce que je voudrais encore faire,
Par tout ce que tu m’as donné,
Par tout ce que je ne sais pas dire,
Tout simplement que tu as été,
Et que tu es, L’Amour de ma vie.
Ce 22 octobre 2022
Histoire sans parole
C’était au début de notre séjour à Mostuéjouls en 2020. L’après-midi, je descendais avec Madeleine au camping de l’Aubigue, au bord du Tarn. C’était un terrain plat, ombragé, agréable pour la promenade. Nous pouvions en disposer grâce à la gentillesse de Jean-Louis Valentin et nous y étions souvent accueillis par Marie-Hélène Portalier qui aimait voir Madeleine s’y promener malgré son handicap et faire des progrès, selon elle. A cette époque, Madeleine marchait encore seule ou à mon bras. Elle jouissait d’une petite autonomie et je lui laissais la liberté de faire quelques pas en la surveillant de près. Elle s’approchait des arbustes pour y prélever deux ou trois feuilles. Elle semblait apaisée et heureuse. Notre vieux couple faisait l’objet d’une attention chaleureuse de la part des touristes français et étrangers qui campaient là et dont beaucoup venaient tous les ans depuis plusieurs années. Il y régnait une sorte de climat familial.
Au décours d’une promenade il pouvait arriver que Madeleine soit victime d’un petit trouble de la conscience. C’était brutal, bref. Elle s’arrêtait, son regard devenait fixe, je sentais qu’elle n’était plus tout à fait là, qu’elle traversait un moment de peur ou d’angoisse. Cela ne durait pas longtemps et n’était pas profond. Il suffisait le plus souvent de la distraire pour que ça passe.
Un jour que nous faisions notre petite promenade dans un chemin qui surplombait le Tarn, elle s’est subitement figée, les yeux fixés au loin sur la rivière. Elle était immobile comme absente. Passé un court instant, elle quitta mon bras se retourna et partit seule brusquement sur la pelouse qui était derrière nous. Elle passa devant un touriste qui était assis dans un fauteuil de plage à l’arrière de son camping-car, plongé dans la lecture d’un livre. C’était un homme grisonnant d’une cinquantaine d’années. Il leva les yeux, vit Madeleine passer seule, égarée, inquiète, un peu bizarre. J’étais à quelques mètres derrière elle. Il ressentit sans doute quelque chose. En tout cas, il se leva posa son livre sur son fauteuil et sans rien dire se dirigea vers elle. Il la prit par le bras et j’eus la surprise de les voir partir tous les deux, bras dessus bras dessous. Madeleine paraissait confiante auprès de cet homme grand et rassurant. Ils ont fait un petit tour. Ils sont revenus et toujours sans rien dire, il a glissé le bras de Madeleine sous le mien et il est parti s’asseoir sur son fauteuil pour reprendre sa lecture.
Il était temps alors de rentrer et nous sommes revenus à la maison. Au cours de la soirée et de la nuit j’eus le temps de refaire dans ma tête le film de cet étonnant événement. Je me posais beaucoup de questions. Qui pouvait bien être cet homme pour avoir fait un geste si opportun si délicat, pour avoir senti d’instinct qu’il se passait quelque chose et qu’il devait intervenir, qui s’est autorisé à le faire, sûr de lui mais aussi sûr de Madeleine et sûr de moi, sans nous connaître ? Sans doute un homme qui avait vécu dans sa vie ou dans sa famille un problème comme le nôtre et qui avait l’expérience de cette situation ? Ou un médecin, un infirmier, probablement un homme qui appartenait au monde de la Santé car je n’avais rien noté dans son regard ni dans son visage qui traduise une émotion particulière. Il avait agi de façon naturelle avec beaucoup de maîtrise. Ou peut-être enfin tout simplement un touriste étranger qui n’avait pas suffisamment de connaissance de la langue française pour communiquer avec nous ?
J’avais hâte de retourner à l’Aubigue pour le revoir, lui parler, le remercier. Lorsque nous y sommes arrivés le lendemain, le camping-car était parti, son emplacement était vide. J’ai éprouvé un énorme regret et une certaine tristesse car ce qu’il avait fait était si inattendu, si émouvant, si rare. Mais que lui aurais-je dit d’ailleurs ? J’aurais bredouillé des remerciements qui l’auraient gêné peut-être. Le souvenir de son geste est toujours présent dans ma mémoire. Je l’avoue, j’ai un peu honte d’avoir attendu si longtemps pour lui consacrer ces quelques lignes.
Ce 15 août 2023

A Notre Dame des Champs, Pierre avec sa « petite Mamie »
Plouguerneau
En piochant dans mes souvenirs, j’arriverai bien à ressusciter encore quelques événements qui ont marqué les premières années de ma vie. En réalité, aujourd’hui mon intention est d’explorer une enfance que je n’ai pas vécue, l’enfance de Madeleine. Il lui arrivait d’en parler car elle avait traversé, dès son plus jeune âge, des événements d’exception. Née à Brest le 1er mai 1936, elle a donc 4 ans en 1940. Dès le début de la guerre, les Allemands s’emparent de la Base Navale, et Brest devient immédiatement la cible de l’aviation anglaise. En partie détruite, la ville est abandonnée par sa population. Les parents de Madeleine partent se réfugier à Plouguerneau, sur la côte Nord du Finistère, d’où est originaire sa Maman. À l’égal de Mostuéjouls pour moi, Plouguerneau va devenir pour Madeleine le village de son enfance.
La guerre marquera donc les premières années de sa vie, le poids de l’Occupation, les restrictions alimentaires, les courses qu’elle faisait avec François, son grand frère, jusqu’à la ferme des Floc’h pour s’approvisionner en lait, en beurre et en légumes. Avec les enfants de son âge, elle va faire ses premiers pas dans la vie et à l’école. Elle va apprendre à faire du vélo, évènement qui marque toujours les enfants et auquel je vais consacrer ces quelques lignes. Son père lui avait formellement interdit d’aller seule sur la grand’route. Or un jour, Madeleine s’éloigna de la ville. Elle rencontra l’autobus qui ramenait comme tous les jours, les travailleurs et les passagers qui revenaient de Brest. Son père était dans le car. Elle croisa son regard. Elle connut aussitôt son châtiment. Elle retourna à la maison en vitesse et se réfugia dans les jupes de sa mère. Son père arriva furieux et lui administra la fessée promise. Aujourd’hui ce serait un délit, ou presque… ?
Je ne manquais jamais de demander à Madeleine le souvenir qu’elle en gardait. En avait-elle été traumatisée, comme l’on dit aujourd’hui ? Elle haussait les épaules. Madeleine avait ses critères et ses valeurs. Pour elle, tout était de sa faute. Elle avait désobéi, elle avait été prévenue, elle avait poussé son père à faire un geste contraire à ses habitudes car c’était un homme doux. Non, elle avait en somme mérité sa punition. Elle ne lui en avait d’ailleurs jamais voulu. Elle gardait avec émotion le souvenir de l’avoir vu pleurer pour la première fois lorsqu’elle avait quitté ses parents pour partir en Faculté à Rennes. En revanche, elle ajoutait toujours avec une pointe de malice et de reproche, qu’elle avait été surprise du comportement de sa mère dont elle attendait qu’elle la protège. Or elle l’avait progressivement abandonnée à la colère et aux mains de son père. Elle en concluait que sa mère n’avait pas voulu aller à l’encontre de l’autorité de son mari. En réalité, Madeleine adorait ses parents à qui elle devait tout et je peux témoigner de l’affection constante et profonde qu’elle a eu pour eux jusqu’à la fin de leur vie.
Les temps ont changé. On ne s’en prend plus aujourd’hui physiquement à un enfant. Sur les plateaux de Télévision, des psychologues érudits expliquent que les enfants peuvent en garder des séquelles définitives. Dans quel état devrions-nous être car en ce temps-là, une tape sur les fesses n’était pas rare. Il existait même des martinets, sorte de manche de bois garni à une extrémité de lanières de cuir. C’était une arme de dissuasion. On ne s’en servait que pour menacer. Cela suffisait. À cette époque, les mères de famille étaient seules, séparées de leur mari retenu en zone occupée, ou pire encore prisonnier en Allemagne. Elles avaient la charge des enfants et devaient asseoir leur autorité, comme elles le pouvaient.
Comment faire comprendre aux jeunes parents d’aujourd’hui et à certains psychologues que les sévices physiques mineurs auxquels il nous arrivait d’avoir droit n’étaient pas ce qui nous affectait le plus. Pour ma part, j’ai surtout beaucoup souffert de l’absence de mon père retenu en zone occupée pendant 5 ans à l’exception de très rares et de très courtes occasions. J’ai connu la faim en pension. J’ai le souvenir douloureux de ces petits déjeuners du matin au pain sec sans beurre ni confiture, pendant des années. Et par dessus tout ce dont j’ai le plus souffert physiquement et psychologiquement, c’est de l’Occupation Allemande, de cette omniprésence militaire, de cette privation de liberté et du droit d’être chez soi dans son propre pays. Souvenirs intolérables qui viennent encore hanter mes cauchemars. Alors, une tape sur les fesses à côté, cela ne vaut même pas la peine d’en parler. Je ne m’en rappelle même plus …
Madeleine et moi avons été des enfants de la guerre, de la guerre de 40, et nous en avons été marqués. Mais ce n’est pas tout. Nous avons eu droit un peu plus tard à la guerre d’Algérie. La petite Madeleine de Plouguerneau avait grandi. Elle était devenue Professeur d’Anglais. Elle était devenue Maman d’une petite fille de quelques mois, Catherine. J’étais en Algérie. Par gentillesse, ses collègues du Lycée Sainte-Anne de Brest lui demandaient si elle avait de mes nouvelles. Elle répondait qu’au dernier courrier ça semblait aller. Combien de fois m’a-t-elle dit: « tu sais, je voyais partir mes collègues, la tête basse, silencieuses. Que pouvaient-elles me dire de plus ? et moi, je restais seule, avec ma peine et mon angoisse, mais je m’estimais heureuse car mes parents étaient toujours là ».
Ce bouquet de souvenirs
Madeleine, pour tes 89 ans
À Mostuéjouls, le 1er mai 2025 AB
«L’École Sanquer»
En 1945, à la fin de la guerre, Madeleine quitte Plouguerneau avec son frère et ses parents qui rentrent à Brest pour tenter de reprendre une vie normale. Dans cette ville en partie détruite, la principale difficulté est de se loger. Par chance ils trouvent un petit appartement dans une maison du bas de la ville, rue Jean Macé, qui a échappé aux bombardements et s’élève comme un spectre au milieu d’un champ de ruines.
À la rentrée scolaire, Madeleine est admise dans une École primaire, «l’École Sanquer» située au-dessus de la gare, près de la Chapelle Saint-Michel, dans une zone qui a été épargnée en partie par la guerre et les combats de la Libération. Chaque jour, malgré son jeune âge, elle doit effectuer matin et soir le long trajet qui sépare son domicile de son école en baraques. La reconstruction de la ville n’a pas encore commencé, les rues ne sont pas encore dessinées. Madeleine doit suivre un chemin qui a été tracé à travers les éboulis et les décombres des maisons effondrées. À l’École Sanquer, elle est admise dans les petites classes, compte tenu de son âge, au CE1 ou au CE2 d’aujourd’hui. Ce sont des classes d’éveil à l’écriture, à la lecture, à la parole, au calcul. Madeleine franchit toutes ces étapes sans difficulté. Elle est reçue au CEP (Certificat d’Étude Primaire) qui clôture ce cycle. Elle a 11 ans et se pose alors le problème de son avenir scolaire. La Directrice de l’École et les Institutrices qui l’avaient suivie jusque là proposent de rencontrer ses parents. Sa Maman se présente seule à cet entretien. On lui demande comment elle voit l’avenir de sa fille. Très simplement, sa Maman répond qu’elle envisageait d’inscrire Madeleine dans une École professionnelle pour apprendre la couture. La Directrice, dont j’ai oublié le nom et Dieu sait si Madeleine me l’a rappelé souvent tant elle avait pour elle de la reconnaissance, répond donc à sa Maman que l’idée est intéressante mais elle propose de réfléchir car Madeleine leur paraît être une bonne élève. On pourrait imaginer autre chose pour elle, le Lycée par exemple. Les parents de Madeleine sont des gens simples. Cette proposition leur paraît impensable. «Au Lycée ? Pour faire du latin ? Et après ?». Les Institutrices réunies en Conseil lui proposent de s’accorder quelques jours de réflexion et de se revoir.
Une dizaine de jours plus tard, les parents de Madeleine se présentent à cette deuxième réunion. On leur demande s’ils ont réfléchi. Il répondent qu’ils hésitent, qu’ils ont pris conseil et qu’il leur paraît finalement normal de suivre l’avis des enseignantes. On les appelait à l’époque des Institutrices, on les écoutait. Leur avis avait beaucoup de poids. La Directrice annonce alors aux parents de Madeleine qu’elle est d’ores et déjà inscrite au Lycée de Brest et que son dossier de demande de bourses est sur le bureau du Rectorat. À partir de cet instant l’avenir de Madeleine est scellé. C’est le tournant de sa vie.
Replacée dans son époque, cette histoire n’a rien d’exceptionnel. Pour les filles les métiers manuels l’emportaient sur les études. Ce qu’il y a d’exceptionnel, c’est la décision qui a été prise pour Madeleine par une poignée d’Institutrices. Aujourd’hui comme hier, l’orientation est une étape délicate qui nécessite de la part des enseignants de la lucidité et du courage. Savoir apprécier les capacités d’une élève et la diriger ensuite dans le bon chemin c’est une lourde responsabilité. Il y a 80 ans c’est ce qui a été fait pourMadeleine et qui a été déterminant pour son avenir et pour sa vie. Elle en parlait avec émotion. Elle n’a jamais oublié l’École Sanquer.
AB
Ons
Nous ne savions pas qu’en Tunisie, Ons était un prénom féminin. Par hasard et par chance, Ons est entrée dans notre vie familiale au moment où la santé de Madeleine commençait à nécessiter une présence et une surveillance de tous les instants. Nous vivions les premières manifestations de sa pathologie, ses épisodes d’angoisse et de peur, ses phases d’agitation diurnes et nocturnes, ses incohérences, ses imprudences, son goût irrépressible de jouer avec les interrupteurs électriques, les robinets d’eau et de gaz, ses besoins de cacher les objets qui tombaient sous sa main, ses pulsions de fugue. Bref, nous étions à chaque instant en alerte et nous avions besoin de quelqu’un qui assure sa vigilance et sa sécurité.
Notre fille Catherine avait fait connaissance avec les parents de Ons en allant un jour avec eux à l’aéroport de Nantes. Elle devait prendre son avion pour Séville et eux, pour Tunis.Ils habitaient à Quimper où Ons avait fait ses études jusqu’à son bac. A leur retour de Tunisie, sa maman est venue nous la présenter. C’était une jeune femme de 18 ou 19 ans, douce, souriante, agréable. Elle a accepté de venir chez nous. Elle prenait le car à Quimper tous les matins et retournait chez ses parents tous les soirs. Elle est entrée très vite dans le concret de notre existence. Elle prenait ses repas avec nous et découvrait notre façon de vivre à la française, nos habitudes, notre cuisine. Tout était pour elle une découverte car elle n’avait vécu jusque-là que dans le cadre strict d’une famille tunisienne, musulmane pratiquante. Sa maman nous faisait parvenir de temps à autre des spécialités de son pays : le couscous évidemment, agrémenté d’une semoule très fine dont elle avait le secret. Ons nous a annoncé qu’elle fréquentait un jeune homme en Tunisie. Avec beaucoup de confiance, elle nous faisait part de son appréhension. Nous en avons conclu qu’elle ne serait avec nous que pour un temps limité.
Elle a noué très rapidement avec Madeleine des liens étroits de confiance et d’affection et réciproquement, je dois dire. A cette époque, Madeleine était fragile, elle a trouvé en Ons, une jeune femme sensible et dévouée. Sa tâche était difficile et elle a traversé avec nous des moments critiques. Elles se promenaient tous les après-midis ensemble. Ons a aussi participé à sa recherche le jour où Madeleine a fugué de l’hôpital. Jour après jour, elle a fait partie de notre vie.
Un après-midi, alors que nous faisions une promenade, à Tréboul, sur le quai de l’Yser, Madeleine a éprouvé le besoin de se reposer et de s’asseoir sur un banc. Ons s’est assise à côté d’elle. Arrive une de mes patientes, une jeune femme d’une quarantaine d’années, sympathique et assez bavarde. Elle nous salue, prend de nos nouvelles, et voyant Ons assise à côté de Madeleine, elle s’écrie : « Vous avez la chance d’avoir votre petite-fille avec vous ! » Avant que j’aie eu le temps de réagir, elle ajoute, sûre d’elle : « Elle vous ressemble, PLAQUÉ !! »
Ons ne broncha pas, ni moi non plus. J’avoue n’avoir pas eu le courage de la dissuader car cette remarque n’avait d’autre but que de nous faire plaisir. Une fois partie, nous avons éclaté de rire et j’ai dit à Ons : « Décidément, tu auras appris beaucoup de choses à Douarnenez et à l’instant, que tu es notre petite fille et que nous sommes tes grands-parents. » Ons eut la gentillesse de répondre : « Je sais bien que ce n’est pas possible mais cela me fait plaisir. »
Ons nous a quittés un jour pour aller se marier en Tunisie et nous en avons eu du regret et de la peine même. Aujourd’hui elle a deux enfants, Ahmed et Dalya. Nous nous sommes revus une fois et nous nous écrivons souvent. Le 28 juillet dernier, elle m’a adressé le mail suivant : « Papy et Mamie, j’espère que vous allez bien. Oui, j’écris ce mail à 4h30 du matin. J’ai fait une nuit blanche car Dalya pleure beaucoup. Je me suis souvenue de Mamie, de vous puis de votre blog. J’ai jeté un coup d’œil dessus. C’est très touchant tout ce que vous écrivez. Je suis très nostalgique des bons moments passés ensemble. Je ne vous oublierai jamais, vous avez été comme mes propres grands-parents. »
Finalement, la charmante personne que nous avions rencontrée Quai de l’Yser ne croyait pas si bien dire.
Alexis Baldous


